Michel
Wattremez
La
réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943) PARIS, 1844-1855: L'AME ROUMAINE
Fallait-il
que Nerval allât à Bucarest ou à Iasi pour connaître les Roumains et
voir un nouveau pays "s'abîmer derrière ses pas comme des décorations
de théâtre"[1]? Certes non: il les trouva à Paris, de 1844 jusqu'à
sa mort en 1855.
Habitué
de presque toutes les feuilles parisiennes[6],
Nerval pouvait aussi lire les nombreux articles de propagande publiés par
l'Exil roumain quarante-huitard ou par les Français ralliés à la cause
roumaine. D'ailleurs, ces articles côtoyaient souvent les propres textes
de Gérard, comme l'a montré récemment Marin Bucur[7].
Ainsi, Le Temps du 5 mars 1849 publia Le Marquis de Fayolle
en feuilleton, avec un article de Paul Bataillard, Empire ottoman. Les
Nuits du Ramzan, publiées en feuilleton dans Le National de
mars à mai 1850, côtoyaient des coorespondances particulières de
Valachie, dont beaucoup étaient de la main de Nicolae Balcescu[8].
Dans
un autre domaine, l'iconographie roumaine ne manquait pas à Paris.
Amoureux d'estampes et de gravures, ami de Camille Rogier[11],
Nerval pouvait feuilleter les lithographies de l'Album valaque de
Michel Bouquet reprises dans le supplément de L'Illustration de
1848[12].
Billecoq, ancien consul de France à Bucarest, reprenait dans le
"Journal universel" les dessins de Bouquet et de Doussault: le
"Kan Manouck", l'église Saint-Georges à Bucarest; les ruines
de Târgoviste, la steppe du Baragan; des costumes valaques et tziganes
d'hommes et de femmes donnaient des Pays roumains une image des plus
pittoresques.
Enfin,
Nerval connaissait les Lettres sur la Turquie de Jean-Henri
Ubicini, parues dans Le Moniteur de 1850 à 1851[13].
Dans la première lettre d'Ubicini, qu'il utilise dans ses notes pour le Voyage
en Orient[14], Gérard trouvait des informations concernant les
Principautés roumaines. Ubicini écrivait à propos de la Turquie
d'Europe qu'elle formait "outre les trois provinces tributaires de
Valachie, de Moldavie et de Serbie, douze gouvernementgs généraux, appelés
en turc eyalets."[15]
Dans un tableau statistique, l'auteur donnait plus loin la population des
deux principautés danubiennes: "Valachie - 2,600,000 et Moldavie -
1,400,000"[16]. Dénombrant les différentes races de l'Empire,
Ubicini notait ensuite: "Roumains - 4,000,000"[17] et ajoutait:
Les
Roumains ou Moldo-Valaques, répandus dans les deux principautés
et le long de la rive droite du Danube, sont les descendants des colonies
romaines établies dans la Dacie par l'empereur Trajan.[18]
De
ces quelques données statistiques, Nerval tirait deux idées
fondamentales: d'une part, l'unité de race chez les deux peuples moldaves
et valque; d'autre part, l'origine romane du peuple roumain - caractéristique
retenue par Gérard dans son Voyage en Orient[19].
Ainsi,
de 1844 jusqu'à sa mort en 1855, Nerval n'ignora pas la question
roumaine. Il fut même le contemporain amusé de ce qu'il faut bien
appeler une mode parisienne moldo-valaque, comme nous le montre ce
portrait pittoresque qu'il brosse dans le feuilleton de La Presse
du 15 juin 1845, alors que Gautier se trouve en Algérie:
Parlons
un peu du prince Ivan Sturdza. Cet héritier du trône moldave a fait son
entrée dans Paris au printemps...
Le
jeune prince de 21 ans vient d'Allemagne, où il a étudié Hegel - note
malicieusement Nerval. Mais la philosophie ne l'empêche pas d'être
habile au tir et fort de ses bras...[20]
Au-delà
du phénomène moldaque dans le Paris du milieu du siècle, l'image
des Principautés était suffisamment ancrée chez Gérard pour qu'il en
parlât une dernière fois dans Angélique, en des termes qui ne
laissent aucun doute sur la place de la Roumanie dans l'imaginaire
nervalien. A la fin de la onzième lettre d'Angélique[21],
le narrateur et son compagnon Sylvain traversent le Désert et le parc
d'Ermenonville, et arrivent non sans peine à Ver, "gros bourg"
où ils trouvent gîte chez une aimable personne dont la fille est
"fort avenante". Et Nerval décrit ainsi la demeure de ses hôtes:
L'auberge,
un peu isolée, mais solidement bâtie, où nous avons pu trouver asile,
offre à l'intérieur une cour à galerie d'un système entièrement
valaque...[22]
N'est-il
pas révélateur que devant une auberge située au coeur de son cher
Valois, "la plus ancienne province de France"[23],
Nerval lance une allusion si précise à l'architecture
"valaque" de cette "cour à galerie" dans laquelle le
connaisseur de la culture roumaine reconnaîtra sans effort le pridvor[24]
des maisons traditionnelles danubiennes? Qu'on est loin ici de l'ironie
des "bonnets plus ou moins valaques" de l'Introduction au
Voyage en Orient[25]! La remarque d'Angélique montre une dernière
fois combien les Roumains impressionnèrent Gérard, au point que ce
dernier fait référence à eux au moment même où il se trouve au coeur
véritable de la France et de ses vieilles traditions - en Île-de-France...
Dans
les dernières pages de Candide, après un long voyage à la
recherche d'un bonheur difficile, le héros du conte de Voltaire retrouve
à Constantinople celle qu'il aime, et cultive, avec toute sa "petite
société", ce jardin dans lequel on a vu tant de symboles. Fils
spirituel du siècle de Voltaire et de Rousseau, Gérard de Nerval avait
rencontré, en 1843, dans la ville du Bosphore, le Prince roumain qui lui
avait ouvert les portes d'un monde imaginaire. Après sa mort, quel
accueil la Roumanie naissante réserverait-elle à l'oeuvre de cet écrivain
encore méconnu? En quelles âmes danubiennes trouverait-elle un écho, et
sur quels esprits exercerait-elle ses influences?
[1] NERVAL, OE, I, p. 945.
[2]
L. DESNOYERS, E. GUINOT, J. JANIN et al., Les étrangers à
Paris, Paris : Charles Warée, 1844, p. 60.
[3]
P. VIALLANEIX, La voie royale. Essai sur l’idée de peuple dans
l’œuvre de Michelet, nouvelle édition, Paris :
Flammarion, 1971, p. 461.
[5]
J.A. VAILLANT, La Romanie ou histoire, langue, littérature ,
orthographie, statistique des peuples de la langue d’or ,
Ardialiens, Vallaques et Moldaves, résumés sous le nom de Romans,
3 volumes, Paris : Arthus Bertrand, 1844.
[6]
“On compte en tout plus de soixante périodiques auxquels il a
apporté sa collaboration. Rien ne lui est aussi familier que le monde
des salles de rédaction, il connaît tous les secrets de la
fabrication des journaux. » (R. JEAN, Poétique du désir,
coll. « Points » 86, Paris : Seuil, 1977, p. 55.)
[7]
M. BUCUR, “Între Alecsandri si Gérard de Nerval”, Revista de
istorie si teorie literara, 1983(2), pp. 98-101.
[8]
Ibidem, p. 100.
[9]
Les Doïnas – Poésies moldaves de V.
Alecsandri…, Paris : De Soye et
Bouchet, 1852. A propos de Nerval et d’Alecsandri, Mircea Anghelescu
relève dans leur littérature de voyage le même intérêt pour les
mots arabes, que tous deux notent et traduisent. Cf. : M.
ANGHELESCU, Literatura româna si Orientul, coll. « Confluente »,
Bucarest : Minerva, 1975, p. 108.
[10]
Op. cit., 2e edition
augmentée, Paris: Joël Chebuliez, 1855.
[12]
Album moldo-valaque,
supplément à L’Illustration, « Journal universel »,
Paris, 1848. Cote B.N. M2263. Cf. illustration.
[13]
Publiées en volume deux ans plus tard. L’auteur de La Turquie
(1818-1884) participa à la révolution de 1848 en Valachie ; il
fut secrétaire du gouvernement provisoire et de la Régence. De
retour en France, il soutint la cause roumaine en lui consacrant des
conférences au Lycée Louis le Grand, ainsi que des articles et
ouvrages historiques (La Question des Principautés devant
l’Europe, 1858 ; Les Principautés Unies devant la Conférence,
etc.).
[14]
NERVAL, OE, II, p. 689, “Appendice II” du Voyage en
Orient.
[15]
A.H.J. UBICINI, Lettres dur la Turquie, ed. cit., p. 17. [16] Ibidem, p. 21. [17] Ibidem, p. 22.
[18]
Ibidem, p. 23.
Information de J.A. VAILLANT, op. cit. Le dictionnaire de
Bescherelle mentionne également le fait : « Le valaque
ou roumouni, s.m. La langue valaque, langue néo-latine qui
s’est formée et conservée dans l’ancienne Dacie, sans aucun
contact avec les langues romanes » (op. cit., II, p.
1587).
[19]
Cf. supra, chap. 2.
Voici le relevé des signes inclus dans le champ notionnel Roumanie,
avec les références de page dans NERVAL, OE, II :
Roumains, subst . (37) ; Transylvaniens, subst.
(37) ; valaques, adj. (41) ; Moldaves, subst.
(41) ; valaques, adj. (439) ; roumaine, adj.
(439) ; valaque, adj. (453, 473) ; Valachie, subst.
(493).
[20]
Serban Cioculescu a identifie le personage: il s’agit du prince
Grigore M; Sturdza (1821-1901), deuxième fils de Mihai Sturdza,
prince de Moldavie de 1834 à 1849. Cf. : S. CIOCULESCU, Medalioane
franceze, Bucarest : Minerva, 1971, p. 279.
[21]
Elle parut pour la première fois en feuilleton dans Le National
du 22 novembre 1850. [22] NERVAL, OE, I, p. 232.
[23]
C. DEDAYAN, Gérard de Nerval et l’Allemagne, rééd., Paris :
S.E.D.E.S., 1957, I, p. 13.
[24]
Le pridvor est une « galerie extérieure ouverte ou fermée,
avec toit reposant sur des piliers, située devant ou autour d’un bâtiment »
(Mic dictionar enciclopedic, 2e édition, Bucarest :
Ed. enciclopedica româna, 1978, p. 775). Un bâtiment de Bucarest,
construit en 1808 par le commerçant et homme politique Manuc-bey –
l’Auberge de Manuc – possède une cour intérieure avec un
système de galeries semblable à celui décrit par Nerval mais plus
imposant, et qui porte le nom de cerdac. Il est presque certain
que Gérard a eu sous les yeux une reproduction du Kan Manouck et
qu’il s’en est inspiré dans Angélique. Voir notamment
Michel Bouquet dans l’Album moldo-valaque de Billecoq, p. 8
(reproduit ici) et Charles DOUSSAULT (1841) in : M. MIHALACHE, Bucuresti…
vazut de pictori (versions roumaine, anglaise, française et
allemande), Bucarest : Sport-Turism, 1975. (c) Michel Wattremez, 1986
pour
le texte - for text only
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