Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  VIENNE, 1839: L'OMBRE TRANSYLVAINE

   

Quand Gérard Labrunie naquit à Paris le 22 mai 1808, la Roumanie n'existait pas encore. Les deux principautés de Valachie et de Moldavie, qui s'uniraient en 1859 sous le prince Ioan Cuza, subissaient le joug ottoman. Depuis 1715, le Sultan nommait à la tête des Principautés des hospodars phanariotes - nobles grecs tirant leur nom du quartier Phanar à Constantinople. Gérard fréquentait les bancs du Lycée Charlemagne en 1821, lorsqu'éclata la révolution valaque conduite par Tudor Vladmimirescu. Elle entraîna le rétablissement sur le trône des princes autochtones, élus à vie à partir des Règlements organiques de 1830. Mort en 1855, Nerval ne put voir la réalisation des Principautés danibiennes en 1859, exactement quatre ans après qu'on l'eut découvert pendu près des Halles. Mais il fut le contemporain d'un Paris devenu la patrie de nombreux "Moldo-Valaques" exilés en France après l'échec de la révolution de 1848 en Valachie et en Moldavie, et pour qui l'Union était le désir le plus ardent et le rêve le plus glorieux.  

Tudor Vladimirescu

En quittant Paris à la fin d'octobre 1839, Gérard de Nerval allait sans le savoir à la rencontre des Roumains. Il séjourna à Vienne du 19 novembre 1839 au 1er mars 1840. Les impressions de son voyage et de son séjour dans la capitale de l'Empire d'Autriche devaient faire l'objet d'une partie de l'Introduction au Voyage en Orient publié onze ans plus tard.[1]

A son arrivée dans le Vienne de Ferdinand Ier, Gérard découvrit la "plaque tournante de l'Europe, centre disséminé aux quatre horizons", dont parle Michel Jeanneret dans son édition du Voyage.[2] Il ne débarquait pas dans une ville de métèques, mais dans un monde où toutes les races européennes se rassemblaient pour former cet "amalgame harmonieux" que nous décrit Marcel Brion dans une belle monographie historique consacrée à la ville.[3] L'une des "sept ou huit nations qui se partagent la bonne ville de Vienne"[4] était la nation roumaine. En effet, depuis le Traité de Karlowitz signé en 1699 par les Autrichiens et la Porte, la Transylvanie, auparavant principauté autonome sous la suzeraineté turque, était intégrée à l'Empire des Habsbourg.[5] On rencontrait donc à Vienne de nombreux "Transylvaniens" (comme les appelle Nerval) de la Transylvanie autrichienne, en tous points semblables à leurs frères de sang Valaques et Moldaves des Principautés danubiennes.

Nerval fait quelques allusions aux Roumains dans l'Introduction du Voyage en Orient. Il est allé au théâtre populaire de Leopoldstadt, quartier cosmopolite de Vienne où il loge, "dans une île entre le canal du Danube et le bras principal du fleuve"[6]. Gérard écrit dans Suite du journal:

Ce 23. - Hier soir, me trouvant désoeuvré dans ce théâtre, et presque seul entre les vrais civilisés, le reste se composant de Hongrois, de Bohêmes, de Grecs, de Turcs, de Tyroliens, de Roumains, et de Transylvaniens, j'ai songé à recommencer ce rôle de Casanova, déjà assez bien entamé l'avant-veille.[7]

Cette première image des "Roumains et Transylvaniens" n'est guère flatteuse: Nerval ne les place-t-il pas d'emblée dans le camp des sauvages, des non-civilisés? Il faut bien comprendre que Gérard ne nourrit aucune espèce de roumanophobie à leur endroit. D'une part, les Roumains et Transylvaniens font partie d'un tout et côtoient des nations aussi dignes et respectables que celle des Grecs, des Turcs, des Hongrois, des Bohêmes et des Tyroliens. D'autre part, Gérard est désoeuvré et seul: nul doute qu'il ressent de manière aiguë l'éloignement de la terre natale et le caractère notoire de sa différence. Aussi  est-il naturel que l'effleure ce léger sentiment de supériorité qu'éprouve alors tout Occidental visitant le coeur de l'Europe et entr'apercevant l'Orient. Il faut souligner qu'en 1839 la société roumaine sortait timidement de ce qu'il faut bien appeler un Moyen Age, après avoir rompu en 1821 les "cadres ankylosés du féodalisme oriental"[8]. "Plongée jusqu'au début du XIXe siècle dans la barbarie orientale"[9], elle ne pouvait que surprendre le voyageur occidental non averti - à un moindre degré, certes, en Transylvanie. Aussi bien Nerval n'était-il pas le seul à cette époque à porter sur les Roumains un jugement si hâtif: dans son Dictionnaire national, Bescherelle n'affirme-t-il pas, à l'article Valachie, que les habitants de cette "province de la Turquie d'Europe ...] sont d'un caractère sauvage, et portés aux plaisirs et à l'indolence"?[10]

Poursuivant à Vienne sa "carrière don-juanesque", Nerval fait la connaissance d'une jeune beauté slave qui lui donne rendez-vous chez elle le lendemain soir:

Le lendemain, je reviens fidèlement, je frappe à la porte, et tout à coup je me trouve au milieu de deux autres jeunes filles et de trois hommes vêtus de peaux de moutons et coiffés de bonnets plus ou moins valaques.[11]

Cette fois, le portrait des trois Roumains est un peu plus flatteur, malgré l'ironie marquée par le "plus ou moins valaques". Nerval est accueilli "cordialement" par la petite société, et tous s'en vont dans une taverne fréquentée par un monde fort cosmopolite. On y donne de petites comédies et on y chante des couplets. Faisant une nouvelle allusion aux Roumains, Nerval écrit:

Pendant les intervalles, les Moldaves, Hongrois, Bohémiens et autres mangeaient beaucoup de lièvre et de lapin.[12]

Les détails des deux dernières allusions sont précis: en présentant les curieuses "peaux de mouton" et les "bonnets plus ou moins valaques", Nerval mentionne deux réalités de la vie rurale roumaine traditionnelle: le cojoc et la caciula.[13] Le cojoc désigne le manteau fourré que portent aujourd'hui encore, en hiver, les paysans roumains; il est confectionné avec les touffes de la laine de mouton[14]. La caciula, mot d'origine albanaise, est le bonné fourré, confectionné souvent en peau de mouton, que portent les mêmes paysans[15]. On n'est pas étonné de rencontrer ces deux chaudes pièces de vêtement chez Nerval, quand on sait que la scène décrite se passe à Vienne en pleine hiver, au mois de décembre[16].

C'est en revanche sous le climat plus hospitalier de l'ancienne Byzance que Nerval rencontra, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, la première âme venue de la Terre roumaine.


[1] On sait que Nerval n’est pas passé à Vienne lors du voyage en Orient effectué Durant l’année 1843, et que le Voyage regroupe en fait deux pérégrinations différentes – celle de Vienne en 1839-1840 et de celle 1843.

[2] NERVAL, Le Voyage en Orient, éd. Michel Jeanneret, coll. « GF », Paris : Garnier-Flammarion, 1980, p. 21.

[3] M. BRION, La vie quotidienne à Vienne à l’époque de Mozart et de Schubert, Paris : Hachette, 1960, pp. 9-11.

[4] NERVAL, OE, II, p. 41.

[5] En 1867, lors de la creation de la Monarchie dualiste d’Autriche-Hongrie, François-Joseph deviendra empereur d’Autriche et roi de Hongrie. La Transylvanie sera alors incorporée au royaume de Hongrie. C’est en 1918 seulement, après l’éclatement de l’Empire austro-hongrois, que la Transylvanie s’unira au Royaume de Roumanie, issu de l’union des principautés de Valachie et de Moldavie pour former la Grande Roumanie.

[6] M. BRION, op. cit., p. 114.

[7] NERVAL, OE, II, p. 37.

[8] M. BUCUR, “1789 – la Grande Révolution”, article à paraître.

[9] T. MAIORESCU, “În contra directiei de astazi în cultura româna », in : T. MAIORESCU, Din »Critice », éd. Dominica Filimon, coll. « Biblioteca Eminescu », Bucarest : Eminescu, 1978, p. 125.

[10] M. BESCHERELLE, Dictionnaire national, 2e édition, Paris : Simon-Garnier Frères, 1853, II, p. 1587.

[11] NERVAL, OE, II, p. 41.

[12] Ibidem.

[13] Cf. illustration.

[14] “Manteau fourré (des paysans) en peau de mouton (C. SAINEANU, Dictionnaire roumain-français, 4e édition revue et augmentée, Bucarest : Imprimerie nationale, 1936, p. 125) ; « bisquain, vêtement de paysan fourré » (F. DAME, Nouveau dictionnaire roumain-français, Bucarest : Imprimerie de l’Etat, 1893, p. 271).

[15] SAINEANU: “Bonnet à poil, bonnet fourré” (op. cit., p. 74) ; DAME : « Bonnet de fourrure » (op. cit., p. 174).

[16] “Ce 13 décembre.” (NERVAL, OE, II, p. 40.)

(c) Michel Wattremez, 1986  

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