Le texte et sa reception
3. La réception en Roumanie.a. Des tirages records.De ces observations ressort que la publication de La Medeleni a connu un énorme succès de public en Roumanie. Son jeune auteur de 28 ans est devenu célèbre du jour au lendemain, suscitant l'adhésion enthousiaste de lecteurs et de lectrices fanatisés, provoquant un spectaculaire effet de masse sans précédent dans l'histoire de l'esprit public en Roumanie. Les tirages ont atteint des chiffres de plusieurs milliers d'exemplaires, jamais démentis au fil des ans, uniques dans l'histoire de la littérature roumaine. Ce qui est notoire, c’est le fait, pour reprendre les propres paroles de Teodoreanu, qu’ «un jeune écrivain encore non coté à la bourse de la critique» obtient «un succès de tirage qui prend de vitesse tous les succès précédents»[24] Dans une interview réalisée à la bibliothèque du barreau de Iaşi en 1927, à la manière percutante de celles de Romulus Dianu et de Tudor Muşatescu, Teodoreanu donne les chiffres impressionnants que voici, sur les différentes premières éditions de La Medeleni: pour Hotarul nestatornic, 5000 exemplaires en 1925, puis 5000 en 1926, épuisés en cinq mois seulement; puis 10000 pour la troisième édition l’année suivante; pour Drumuri, 6000 exemplaires en 1926, épuisés en trois mois seulement, puis 10000 en 1927; pour Între vânturi, enfin, 15000 exemplaires dès la première édition de 1927... soit 51000 exemplaires en moins de trois ans – un record dans le contexte socio-culturel de la Roumanie d’après-guerre.[25] Dinu Pillat, qui ne cite pas ses sources, donne les chiffres contradictoires suivants: 16000 exemplaires pour Hotarul nestatornic, 19000 pour Drumuri et 13000 pour Între vântturi.[26] b. Un triomphe parmi le public.La sortie des trois volumes a lieu à Bucarest de 1925 à 1927 dans une ambiance frénétique, et le succès du jeune romancier parmi le public roumain prend l’allure d’un triomphe amplifié par la presse de l’époque. • La tempête medelenienne. Profira Sadoveanu décrira dix ans plus tard, quand l’orage se sera apaisé, la vague d’enthousiasme levée par La Medeleni: «Les gazettes en parlaient à grand renfort d’articles, les volumes disparaissaient des librairies comme sous une tempête; et, passant de mains en mains, le livre s’usait et tombait en lambeaux, à force d’être lu.»[27] Virgil Carianopol, un autre témoin de cette époque, confirme la popularité dont jouit Teodoreanu après la publication de la trilogie, rencontrant à chacune de ses sorties «des scènes pleines de fleurs, des applaudissements continus et des demandes d’autographes à chaque pas»[28], tandis que le journaliste littéraire N. Crevedia, auteur d’excellentes interviews dans la presse roumaine de l’entre-deux-guerres, évoque les manifestations individuelles parfois insolites de son succès: «Je n’oublierai jamais le geste de la fille d’un propriétaire terrien qui me montrait de façon théâtrale un cercueil où reposaient, reliés en cuir et noués d’un ruban, les volumes de La Medeleni surmontés de l’inscription: ‘Ici dort mon enfance’. Ni ces deux demoiselles qui, après avoir versé maintes larmes sur les pages où l’auteur faisait mourir Olguţa, les ont recueillies dans un mouchoir pour les montrer à M. Teodoreanu. Dans les berceaux et dans les catalogues des écoles maternelles on trouvera maintenant de nombreux prénoms empruntés à Dănuţ, Olguţa et Monica.»[29] Certes, le triomphe du romancier prend dans le cas cité ici une allure outrancière et quelque peu ridicule; il n’en demeure pas moins que La Medeleni demeure, pour reprendre la formule de Rebreanu en 1928, «peut-être le plus lu et le plus aimé des livres roumains des dernières années»[30]. En 1925, lors d’un vote des lecteurs de la revue bucarestoise Ideea europeană concernant les écrivains roumains les plus goûtés du public, le poète Ion Minulescu arrive en tête avec 171 voix, suivi de Rebreanu avec 103 voix; Ionel Teodoreanu vient juste derrière avec 94 suffrages, loin devant Ion Pillat, autre chantre célèbre du symbolisme.[31] C’est dire la notoriété dont jouit le jeune romancier parmi le public de l’époque.[32] • Un phénomène de société. Si le fait que les personnages d’un roman parviennent à un moment à sortir du cadre fictionnel pour pénétrer dans le cadre social d’une nation[33], est un critère de la réussite de ce roman, alors celle de La Medeleni de Teodoreanu est incontestable. «Olguţa, Dănuţ Monica, Herr Direktor et tant d’autres héros de son roman – affirme un peu plus loin Rebreanu – circulent aujourd’hui en Roumanie comme des hommes vivants et célèbres à juste titre.»[34] La remarque du célèbre romancier va dans le sens de celle d’Ibrăileanu à la même date, quand il se demande «quel roman roumain a jamais suscité autant de discussions autour de ses personnages»[35] et quand il constate qu’en dépit de la cabale moderniste le monde des lecteurs se divise «en partisans d’Olguţa et en partisans de Monica. En ceux qui se sont résignés à ce qu’Olguţa meure et en ceux qui ne pardonnent pas à M. Teodoreanu d’avoir fait mourir Olguţa»[36], comparant de ce point de vue les personnages de Teodoreanu avec ceux de Tolstoï ou de Dickens.[37] • Une valeur littéraire remise en question. S’agit-il ici d’un indice que nous nous trouvons avec La Medeleni devant ce qu’il convient d’appeler de la «grande littérature» ou du «grand roman»? Au vu de ses lecteurs, Pompiliu Constantinescu émet des doutes sur la portée esthétique du roman: «Le medelenisme, écrit-il en 1928, s’est propagé avec la vitesse d’une épidémie: lecteurs ayant enterré leurs rêves dans les feuillets vénérables de Bolintineanu et d’Alecsandri, élèves des deux sexes qui supportent la lecture comme une punition diabolique, étudiantes, annexes frivoles des serviettes où les cours disputent la primauté aux armes de toilette, officiers dont l’esprit fredonne exclusivement les dernières mélodies rendues célèbres par le pathéphone... tant de catégories sociales et intellectuelles ont fraternisé comme dans une commune Arcadie du goût, que M. Teodoreanu a sans conteste les masses de lecteurs de son côté.»[38] Mihail Sebastian émet de semblables réserves à la même époque, en pleine vague medeleniste, rappelant qu’il est des succès littéraires qui démentent la qualité intrinsèque d’une œuvre, qu’en Occident la règle veut qu’une gloire tardive attende presque toujours les textes majeurs, et que le triomphe de Teodoreanu fait figure de faux scandaleux quand deux génies comme Emanoil Bucuţa et Mateiu Caragiale passent inaperçus parmi le grand public. L’essayiste et futur dramaturge raille férocement le succès de public de La Medeleni pour en réduire à la fin considérablement la portée esthétique: «Ô combien de Madame Bovary dans leurs bourgades commencent leur rêve de vie sentimentale en imaginant la tête de leur héros Dănuţ! Et combien de demoiselles dans leur pension de province placent côte à côte le portrait de l’écrivain et les trois autres images de rêve, de poésie et de naïveté: Samain, Géraldy, Chopin!» Et la conclusion tombe comme un couperet lorsque Sebastian définit les lecteurs de la trilogie: «ce considérable public d’écolières et de galopins sentimentaux [...] se passionne dans La Medeleni pour de tout autres vertus que la littérature.»[39] • Le roman d’une nouvelle ère médiatique. Nous démontrerons plus loin dans cette thèse combien la lecture du critique est partielle et partiale parce qu’elle s’attache exclusivement à la dimension sociale de notre roman et à un phénomène de réception à un moment donné de l’histoire des mentalités. Cependant Mihail Sebastian a le mérite de mettre le doigt sur un changement radical qui s’opère dans l’esprit public en Roumanie à l’occasion de la parution de La Medeleni. Ce célèbre roman n’est certes pas, comme l’affirme un peu exagérément le critique, un simple «exemple actuel de stratégie littéraire» ou un bon produit né d’une «politique de gazette»[40]; en effet – et Ibrăileanu le fait remarquer fort bien dans son étude de la réception de La Medeleni par la critique moderniste – un public, fût-il composé principalement «d’écolières et de galopins sentimentaux», n’achète pas à 57000 exemplaires un ouvrage de 1500 pages pour répondre aux sollicitations trompeuses d’une maison d’édition aussi persuasive soit-elle. Mais il est certain que La Medeleni marque dans l’histoire de la littérature roumaine moderne l’entrée dans une nouvelle ère sociologique, où le romancier accompagne l’œuvre en la portant dans le monde, en y dilatant à plaisir le paratexte, et en y reflétant l’attente de lecteurs entrevus lors de cénacles, de conférences, de veillées littéraires, ou de séances d’autographes et de dédicaces de photographies – une ère médiatique comme nous dirions aujourd’hui. Avant qu’on puisse se prononcer sur l’originalité de l’apport romanesque de l’œuvre elle-même à la prose roumaine du XXe siècle, on peut affirmer dès maintenant que, s’il y a une révolution medeleniste, c’est d’abord à ce niveau qu’elle se situe. • Le roman d’une génération? Ne faut-il pas voir aussi dans le succès de La Medeleni la marque évidente que Teodoreanu fait figure, avec ce roman, de représentant de sa génération? Après la sortie triomphale des trois volumes, Ibrăileanu insiste à juste titre sur le fait qu’aucun roman jusque-là n’a réuni autant de lecteurs divers dans un rite commun; il voit dans la trilogie un roman social non par la thématique traitée (la problématique sociale y est visible en filigrane seulement, et Teodoreanu aborde peu les réalités matérielles de l’existence de ses personnages), mais par la fonction cohésive de sa lecture. «Des romans comme celui-ci, écrit Ibrăileanu, contribuent aussi à la transformation de juxtapositions d’individus en sociétés humaines – par la communion morale et esthétique du plus de gens possible dans une fiction où ils se retrouvent.»[41] À cette image du grand prêtre officiant en son livre une cérémonie nationale comme dans le Saint des Saints, il faut sans doute ajouter celle du jeune romancier symbole de l’adolescence d’après-guerre, de ces «incertitudes et aspirations, communes à tous ses compagnons de génération» et à qui il a su donner vie dans La Medeleni[42]. Emil Manu écrira plus tard combien Teodoreanu a marqué ces adolescents des années précédant la seconde guerre mondiale, et comment notre trilogie et la plupart des romans de Teodoreanu qui l’ont suivie ont constitué alors pour eux des «lectures obligatoires de la sensibilité»[43] Il est probable aussi que le succès de La Medeleni dans les années 1920 s’explique par sa conjonction avec l’horizon d’attente non seulement d’une adolescence y cherchant des repères, avide de poésie et de réel, écartelée «entre vie et rêve, entre images et réalité»[44], mais aussi de toute une «génération mixte, d’avant et d’après-guerre», pour reprendre la formule de Mihai Ralea[45], celle du «temps démodé de la valse et du foyer patriarcal»[46] et celle de l’après 1918, «contemporaine de la paix, du bolchévisme et du jazz-band»[47] avide de beauté sous toutes ses formes et désireuse d’oublier l’horreur du grand conflit, avec ses conséquences individuelles et collectives, à travers une fiction romanesque idéale. «Nous, les hommes mûrs, écrit Virgil Carianopol, qui avons passé par maints déboires, nous avons eu besoin alors de larmes, ou, pour être plus précis, d’une chaleur qui pût nous émouvoir, nous rapprocher davantage d’une certaine beauté de l’amour, parfois même jusqu’à l’accablement, et Teodoreanu, en ce sens, a été l’exposant de ce monde.»[48] C’est peut-être dans ce contexte d’un «petit néo-romantisme roumain d’après la première guerre mondiale», pour reprendre une thèse assez originale de Simion Stolnicu[49], qu’il faut replacer La Medeleni pour en expliquer le retentissement dans la Grande Roumanie des années 1920. Stolnicu montre qu’après les massacres occasionnés par les luttes armées, qu’après les hécatombes de Predeal et de Mărăseşti – le Verdun roumain – la société aspire à exorciser son angoisse de la mort en passant à l’opposé de l’horreur et du carnage: à la tendresse, à la mélancolie, à la poésie automnale. Ainsi s’expliquent le succès de la poésie d’un George Bacovia, d’un Adrian Maniu ou d’un Perpessicius, toute pénétrée de fleurs, de minéraux, de coloris, de «sensations vagues», «symboliste en un mot», celui de l’intimisme rustique d’un Francis Jammes en écho chez Maniu et chez Ion Pillat, celui de La Medeleni, enfin, comme tentative romanesque d’échapper aux affres de l’Histoire à travers une fiction sublime.[50] «L’homme, écrit admirablement Simion Stolnicu, avait besoin de vivre de nouveau anonymement, humblement; mais c’était là aussi en poésie une image romantique du moi se cherchant lui-même, se sous-estimant par orgueil, devant la mort qui lui avait montré qu’il n’était finalement rien.»[51] Ainsi, avec La Medeleni, Teodoreanu devient bien dans la littérature roumaine des années 1920 «un enfant terrible de l’époque», selon la formule de Nicolae Ciobanu[52], mais un enfant meurtri par son passé et qui, adulte, aspire à retrouver un monde édénique de l’harmonie idéale. C’est parce que bien des sensibilités s’y sont retrouvées, à travers la fiction romanesque de La Medeleni, que Teodoreanu peut à raison passer pour l’exposant de toute une génération. c. Un accueil officiel partagé.Bien que le succès de public de La Medeleni soit retentissant et incontestable, l'accueil n'a pas été le même du côté de la critique, qui s'est très vite partagée en un clan d'implacables détracteurs et en un autre d'enthousiastes défenseurs. • L’absence de prix littéraires. En 1927 et 1928, Teodoreanu se voit refuser toutes les récompenses de la Société des Écrivains roumains pour La Medeleni. Le Prix «Brătescu-Voineşti» de 25000 lei va en 1927 au concurrent de notre écrivain, un certain Carol Ardeleanu, pour l’obscur roman Împăratul, tăbăcarul şi actriţa, et le Prix «C. A. Rosetti» à Vasile Savel pour Vadul hoţilor [«Le Gué des voleurs»], autre roman aujourd’hui tombé dans l’oubli.[53] En 1928, un an après la publication de Între vânturi, et malgré le rapport élogieux de Liviu Rebreanu[54], qui avouera peu après admirer Teodoreanu pour des pages que lui-même n’aurait jamais pu écrire[55], le Prix «C. A. Rosetti», d’un montant de 25000 lei, est remporté par Ion Foti pour Vis şi realitate [«Rêve et réalité»], roman peu notoire lui aussi. Certes, Teodoreanu peut se consoler en voyant les Cuvinte potrivite [«Mots assortis»] de son ami Tudor Arghezi repoussés en faveur des poésies mineures d’Alfred Moşoiu[56], et par l’attribution à Bucarest du Prix Femina, consécration ultime; il n’en demeure pas moins vrai qu’un fossé semble bien exister dès le départ entre la reconnaissance immédiate et totale de La Medeleni par le public, et sa réception par les milieux littéraires officiels. • Une critique enthousiaste. Il en va de même pour la critique, où les réactions sont très tranchées. D’un côté, la réception enthousiaste d’un Perpessicius, pour qui l’auteur de La Medeleni est d’abord un expert de l’âme enfantine et un admirable connaisseur de la psychologie de l’âge tendre: «Nous nous trouvons, écrit-il en 1926 après la parution de Hotarul nestatornic, non seulement devant une intarissable source d’exaltation lyrique, avec tous ses paysages spirituels ou naturels que l’art de M. Ionel Teodoreanu peint avec une palette de maître, mais aussi devant un monde avec ses variations spirituelles, avec ses précisions de milieu et de caractères, sa famille d’âmes qui croît et fraternise dans la joie, dans la même mesure où la famille d’arbres de Jules Renard fraternisait dans le silence.»[57] Perpessicius, qui ne tarit pas d’éloges, voit aussi en Teodoreanu un maître du paysage et un promoteur de l’esthétique du poème en prose dans le roman, avec des «infusions lyriques» semblables à celles de Giraudoux, de Joseph Delteil en France, et à celles de Minulescu en Roumanie. L’éminent critique et futur éditeur d’Eminescu émettra certes quelques réserves ici et là sur le dernier volume de la trilogie, y suggérant l’impérieuse nécessité d’une «décantation» de la métaphore[58]; l’accueil de Perpessicius n’en demeure pas moins sous le signe de l’enchantement. La réaction de Garabet Ibrăileanu, qui a lancé véritablement le jeune romancier, se situe sous le même signe. Même s’il émet quelques réserves sur l’incongruité de ses métaphores, le critique et professeur de Iaşi voit en Teodoreanu un Tolstoï roumain que la profondeur psychologique apparente à Proust. L’auteur de La Medeleni est doué non seulement de l’hallucination de l’enfance[59], dont il est un admirable explorateur, mais aussi de la capacité d’ «épuiser la psychologie humaine»[60] à travers des personnages saisis objectivement – le prétendu «lyrisme» de l’auteur n’étant que «l’attitude du créateur face à ses personnages»[61]. Ibrăileanu constate enfin le paradoxe d’un roman qui a pour sujet la vie, alors que la vie n’a pas de sujet, et l’adéquation d’une technique romanesque et originale capable de lever ce paradoxe: celle des moments. Cette composition d’où se dégagent les traits d’une esthétique de la discontinuité rappelle, selon Mihai Ralea, un autre farouche partisan de Teodoreanu, dont il est, du reste, l’ancien camarade de lycée, «les procédés d’évolution de l’élan vital lui-même»[62]. • Une critique antimedeleniste .En même temps que ces jugements favorables apparaissent, dès la sortie du premier volume, mais surtout après Drumuri, une série de critiques attaquant violemment Teodoreanu, et dans lesquelles reviennent sans cesse les mêmes griefs de manque de composition et d’imagisme. Dès 1926 Gheorghe Bogdan-Duică dénonce dans Hotarul nestatornic le maniérisme dû à l’abus de comparaisons et de métaphores incongrues, et dont il établit une liste non exhaustive[63]. Chef de file de l’école moderniste, Eugen Lovinescu renchérit en entreprenant deux ans plus tard une démolition en règle des deux premiers volumes de la trilogie, dénonçant l’insuffisance architectonique de «riens filmés»[64], le manque d’épaisseur psychologique des personnages, un pansensualisme exacerbé, et surtout un lyrisme dissolu et envahissant. Impressionné sans doute par l’énorme succès de public dons nous parlions plus haut, Lovinescu se résout à reconnaître à Teodoreanu dans Între vânturi «le talent de créer dans la lave de l’enthousiasme la vie dans toutes ses dimensions, des types individualisés, organiques»[65]. Pompiliu Constantinescu[66] reprend bon nombre des arguments du mentor de Zburătorul [«Le Sylphe»], déniant à Teodoreanu «la vertu de pouvoir soutenir une construction romanesque compliquée», dénonçant son «inaptitude congénitale à l’analyse» et son «verbalisme lyrique»[67]. Ce dernier reproche est adressé encore à Teodoreanu par Mihail Dragomirescu, qui voit dans La Medeleni un récit entaché de «prolixités idylliques et patriarcales teintées de gongorisme»[68], et par Nicolae Davidescu, qui reproche à l’artiste l’abus du principe de l’association des idées, de travailler chaque image comme une fin en soi et de l’épuiser jusqu’à la rendre stérile; selon le critique, La Medeleni souffre ainsi d’une «espèce de cancer du surpolissage des images dissociées»[69]. • Les apologistes. Bien sûr, les partisans de Teodoreanu ne manquent pas de répliquer à ces critiques. L’abondance des dialogues, souvent relevée comme un défaut, notamment par Eugen Lovinescu et Anton Holban[70], est justifiée par Cezar Petrescu par le fait que le dialogue est la modalité essentielle d’expression chez des enfants dont la vie est habituellement un «monologue dialogué quand le partenaire est absent»[71]. De même, Izabela Sadoveanu voit dans le dialogue teodorenien un moyen de rendre la vie qui palpite et d’exprimer une psychologie en mouvement: «Chaque parole, écrit-elle, chaque signe de ponctuation, l’allure même du dialogue avec ses zigzags capricieux, ici tout est éclair jailli de profondeurs insoupçonnées.»[72] Camil Petrescu est sensible lui aussi à cet art du dialogue où Teodoreanu excelle, dans un roman qui s’élabore par «incidents de vie», par la représentation directe des faits et des hommes[73]. L’examen rapide de ces diverses positions critiques montre bien sûr les divergences des milieux littéraires concernant la valeur romanesque et le sens à donner à La Medeleni. Sans doute ces points de vue, différents selon les écoles, les sensibilités et les engagements personnels des juges, sont-ils le signe le signe indéniable de l’importance de notre roman. «Balzac n’est-il pas le plus discuté des romanciers?» interrogeait Perpessicius à la fin d’une de ses mentions critiques.[74] Conscient de la difficulté de porter un jugement définitif sur une œuvre si riche en interprétations, si «ouverte» (dirions-nous aujourd’hui), et capable d’inspirer à la fois l’enthousiasme le plus frénétique et les réserves les plus fermes, George Călinescu développe ses arguments en 1928 dans un dialogue socratique entre son Ego et son Alter Ego, admirant chez Teodoreanu un sens très profond de la psychologie enfantine mais dénonçant une fausse approche de l’âme adolecente, se demandant en dernière instance si le prolixe auteur de La Medeleni est un grand styliste ou un «insupportable rhéteur»[75] [24] N. Crevedia, «De vorbă cu Ionel Teodoreanu» [«Entretien avec...»], Universul literar, XLVI, 1930(27-28). Reproduit dans: Ionel Teodoreanu, Cum am scris «Medelenii», ed. N. Ciobanu, Iaşi: Junimea, 1978, p. 117. [25] Fr. I. Botez, C. Cerbu, «Cu d-l Ionel Teodoreanu despre Trilogia Medelenilor» [«Avec M. Ionel Teodoreanu sur la trilogie La Medeleni»], Rampa, XII, 1927(2946), pp. 1-2. [26] Dinu Pillat, «Ionel Teodoreanu» in Mozaic istorico-literar [«Mosaïque d’histoire littéraire»], édition revue et augmentée, Bucureşti: Eminescu, 1971, p. 271. [27] Valer Donea, «Ionel Teodoreanu», Adevărul literar şi artistic, XIV, 1935(785). Reproduit dans: Ionel Teodoreanu, Cum am scris «Medelenii», ed. cit., p. 124. [28] Virgil Carianopol, Scriitori care au devenit amintiri [«Des écrivains qui sont devenus des souvenirs»] , Bucureşti: Editura Minerva, 1973, p. 182 (Ionel Teodoreanu). [29] N. Crevedia, «Cu d-l Ionel Teodoreanu» [«Avec M. ...], Universul literar, XLVI, 1930(26). Reproduit dans: Ionel Teodoreanu, Cum am scris «Medelenii», ed. cit., p. 82. [30] «D-l Liviu Rebreanu şi Medelenii» [«M. Liviu Rebreanu et La Medeleni»], Adevărul literar şi artistic, IX, 1928(391), p. 8. [31] Apud Horia Oprescu, Scriitorii în lumina documentelor [«Les écrivains à la lumière des documents»], Bucureşti: Editura Tineretului, 1968, p. 232. [32] Sur les réactions d’une jeune élève à la lecture de La Medeleni, voir: Ioana Postelnicu, in Ileana Corba, Nicolae Florescu, Biografii posibile, I, 1973; reproduit dans Romanul românesc în interviuvuri, ed. A. Sasu et M. Vartic, Bucureşti: Editura Minerva, 1986, II, 2, pp. 1101-1102. [33] Teodoreanu distingue deux types de «circulation» du personnage, l’une littéraire, associée étroitement au livre et à la lecture, dans le cadre d’une outre-vie, et l’autre sociale, liée au rituel national d’une culture. Voir Caton, «O confesiune a romancierului Ionel Teodoreanu» [«Une confession du romancier...»], Adevărul, XLIX, 1935(15932), p. 9. [34] Ibidem. [35] Nicanor P. & Co, «D-l Ionel Teodoreanu şi recenzenţii modernişti» [«M. Ionel Teodoreanu et les critiques modernistes»], Viaţa românească, XX, 1928(2), pp. 307-308. [36] Ibidem, p. 308. [37] À noter que la circulation des personnages du roman de Teodoreanu est amplifiée par Viaţa Românească elle-même, qui dès la fin du premier volume anticipe leur évolution ultérieure: «Dans le nouveau roman Olguţa aura seize ans! Et – en même temps que son héroïne – l’auteur pourra prendre l’essor dont il est capable. Plus tard, dans le troisième roman, les héros de M. Teodoreanu seront des hommes formés, et alors – mais ces nouvelles sont des indiscrétions inutiles;» Voir Viaţa Românească, XVII, 1925(5-6), p. 346. [38] P. Constantinescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni, III, Între vânturi», Viaţa literară, III, 1928(72). Cité d’après Scrieri [«Écrits»], 6, ed. Constanţa Constantinescu, Bucureşti: Editura Minerva, 1972, p. 76. [39] Mihail Sebastian, «Cazul Ionel Teodoreanu» [«Le cas...»], Cuvântul, IV, 1928(1070), p. 1. [40] Ibidem. [41] G. Ibrăileanu, «Ionel Teodoreanu şi recenzenţii modernişti», Viaţa Românească, XX, 1928(2), p. 308. [42] Horia Oprescu, Scriitorii în lumina documentelor [« Les écrivains à la lumière des documents »], Bucureşti: Editura Tineretului, 1968, p. 232. [43] Emil Manu, «Cuvânt înainte» [«Avant-propos»], in: Ionel Teodoreanu, Hotarul nestatornic, 2e édition, Bucureşti: Ion Creangă, 1986 («Biblioteca pentru toţi copiii» 27), p. 9. Toutefois, un article de Petre P. Ionescu, «Eroii d-lui Ionel Teodoreanu» [Les héros de M. ...], paru dans Gândirea, XXI, 1942, n° 4, p. 222 montre à la même époque qu’une partie de la jeunesse ne se retrouve plus dans l’œuvre de Teodoreanu, et que les adolescents lecteurs de La Medeleni vingt ans plus tôt ont vieilli. Selon le critique, l’erreur de l’artiste est peut-être de ne pas avoir su renouveler son approche «medeleniste», comme Rebreanu avec Pahonţu, version citadine de Ion. [44] Demostene Botez, Memorii [«Mémoires»], I, Bucureşti: Editura Minerva, 1970, p. 223. L’ancien collaborateur de Viaţa Românească établit en ce sens un parallèle qui nous semble assez juste entre La Medeleni et Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier. [45] Mihai Ralea, «Ionel Teodoreanu», Adevărul literar şi artistic, VIII, 1927(336). Cité d’après Portrete, cărţi, idei [« Portraits, livres, idées], Bucureşti: E.P.L.U., 1966, p. 58. [46] Teodoreanu, mss rom. 4236, f° 2, note en bas de page. [47] Viaţa Românească, XVI, 1924(10), p. 5. [48] Virgil Carianopol, Scriitori care au devenit amintiri, II, Craiova: Scrisul românesc, 1982, p. 27. [49] S. Stolnicu, Printre scriitori şi artişti [«Parmi les écrivains et les artistes»], ed. Simion Bărbulescu, Bucureşti: Editura Minerva, 1988, pp. 38-40. [50] Cette attitude artistique ne va pas sans rencontrer des critiques, notamment celle de Nicolae Ciobanu, pour qui «le medelenisme semble troubler beaucoup de sensibilités et se substitue souvent aux idéaux de la vie réelle» (Ionel Teodoreanu, viaţa şi opera, «Ionel Teodoreanu, sa vie et son œuvre», Bucureşti: Editura Minerva, 1970, p. 81), et déjà chez N. Roşu, qui, en 1942, remarque que Teodoreanu est «resté à la périphérie du siècle», incapable de répondre aux attentes de sa génération obsédée par les questions existentielles, minée part les problèmes de conscience, et avide d’une «littérature dynamique et solaire [...] qui représente la figure de bronze de l’homme moderne»; voir N. Roşu, «Ionel Teodoreanu, Întoarcerea în timp», Gândirea, XXI, 1942(4), p. 217. [51] Ibidem, p. 40. [52] N. Ciobanu, Ionel Teodoreanu, viaţa şi opera, Bucureşti: Editura Minerva, 1970, p. 81. [53] N. Ciobanu, Ionel Teodoreanu, viaţa şi opera, ed. cit., p. 85. [54] Cf. «D-l Liviu Rebreanu şi Medelenii», Adevărul literar şi artistic, IX, 1928(391), p. 8. [55] Apud Felix Aderca, Mărturia unei generaţii, Bucureşti: Editura Ciornei, 1929, p. 293. [56] N. Ciobanu, ibidem, p. 86. [57] Perpessicius, 12 prozatori interbelici [«12 prosateurs roumains de l’entre-deux-guerres»], Bucureşti: Editura Eminescu, 1980, p. 266. [58] Ibidem, p. 284. [59] G. Ibrăileanu, «Ionel Teodoreanu, La Medeleni», Viaţa Românească, XVIII, 1926(9). Cité d’après Studii literare [«Études littéraires»], 1, Bucureşti: Editura Minerva, 1979, p.442. [60] Ibidem, p. 445. [61] Ibidem, p. 440. [62] M. Ralea, «Ionel Teodoreanu», Adevărul literar şi artistic, VIII, 1927(336). Cité d’après Portrete, cărţi, idei [«Portraits, livres, idées»], ed. cit., p. 65. [63] G. Bogdan-Duică, «Ionel Teodoreanu, La Medeleni, I», Cluj, Naţiunea, I, 1927(190), p.2. Cité d’après Studii şi articole [«Études et articles»], ed. D. Petrescu, Bucureşti: Editura Minerva, 1975, pp. 430-431. [64] E. Lovinescu, Istoria literaturii române contemporane, IV, «Evoluţia prozei literare», chap. 13, «Contribuţia Vieţii Româneşti» [«Histoire de la littérature roumaine, L’évcolution de la prose littéraire, chap. 13, La contribution de Viaţa Românească»], Bucureşti: Editura Ancora, 1928, p. 148. [65] Ibidem, p. 155. [66] Ainsi que Ion I. Cantacuzino, dans une série d’articles intitulée «Ionel Teodoreanu». Voir România literară, I, 1932(2-9). [67] P. Constantinescu, Opere şi autori [«Œuvres et auteurs»], Bucureşti: Editura Ancora, 1928, pp. 96, 95-96 et 90. [68] M. Dragomirescu, «Mişcarea literară actuală» [«Le mouvement littéraire actuel»], Falanga, 1929(56-57), p.1. [69] N. Davidescu, «Între coeficient şi număr – Ionel Teodoreanu: Între vânturi» [«Entre coefficient et nombre...»], Universul literar, XLIV, 1928(1), p. 10 (rubrique «Chronique littéraire»). [70] Anton Holban, «Despre dialog» [«Sur le dialogue»], România literară, I, 1932(32), p. 1. [71] Cezar Petrescu, «Ionel Teodoreanu şi romanul copilăriei (pe margina romanului La Medeleni)» [«Ionel Teodoreanu et le roman de l’enfance, en marge du roman...»], Cuvântul, III, 1926(469), pp. 1-2. Cité d’après Evocări şi aspecte literare [«Évocations et aspects littéraires»], ed. Mircea Popa, Timişoara: Facla, 1974, p. 229. [72] I. Sadoveanu, «Ionel Teodoreanu: Uliţa copilăriei, La Medeleni – Hotarul nestatornic», Adevărul literar şi artistic, VII, 1926(311), p. 1. [73] Camil Petrescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni – Hotarul nestatornic», Cetatea literară, I, 1926(9-10), p. 66. Cité d’après Opinii şi atitudini [«Opinions et attitudes»], ed. Marin Bucur, Bucureşti: Editura pentru Literatură, 1962, p. 185. [74] Universul literar, 14 août 1927. Cité d’après Perpessicius, 12 prozatori interbelici, ed. cit., p. 277. [75] G. Călinescu, «Ionel Teodoreanu», Gândirea, VIII, 1928(1), pp. 32-35. Cité d’après Cronici literare şi recenzii [«Chroniques littéraires et critiques»], I, «1927-1932», ed. Andrei Rusu, Bucureşti: Editura Minerva, 1991, p. 136. |