Le gai roman des âmes enfantines

A. Bilan critique.

 

I. La critique roumaine et les faiblesses psychologiques de La Medeleni.

Dès la parution du premier volume de La Medeleni en 1925, une partie de la critique, parmi laquelle des personnalités de valeur incontestable, met en doute la capacité de Teodoreanu à représenter dans l'épaisseur d'un ample roman de 382 pages la psychologie d'une enfance à la mouvance insaisissable.

1. Teodoreanu a créé des êtres superficiels, embryonnaires et indifférenciés.

Camil Petrescu le premier, en 1926, note les insuffisances de Teodoreanu dans l'analyse de la psychologie enfantine. Selon lui, la psychologie générale de l'enfant n'est pas approfondie, et «toutes les constructions logiques des enfants sont reconstituées de façon déductive et ont quelque chose de forcé.»1 Il reproche en somme à Teodoreanu de représenter des enfants ayant "une vie simplifiée, belle, qui les rapproche de poupées", dépourvus à la fois de la "curiosité dévorante des enfants" (ils ne lisent que Robinson Crusoé) et de la libidinosité2. Selon Camil Petrescu, l'invraisemblance est frappante de certaines répliques d'Olguţa par rapport à son âge.3

Le reproche de peinture d'êtres à la psychologie embryonnaire est maintes fois adressé au jeune auteur de Hotarul nestatornic. D'abord par Pompiliu Constantinescu, qui passe pourtant pour un critique assez mesuré dans ses appréciations sur Teodoreanu. «Car en définitive, écrit-il en 1926, que représentent Olguţa, Dănuţ et Monica, les héros mineurs de ce monde du jeu, de la naïveté et de la pulvérisation en détails profondément éloignés du pouls grave de l'existence? Ce sont des schémas de tempérament, des miniatures humaines, qui s'agitent sérieusement pour des idées et des problèmes qui, ni sérieux ni humoristiques, ne sont que des élucubrations de l'inexpérience qui définit un caractère en évolution.» Et il conclut à l'échec psychologique de Teodoreanu: «Par leur âge, Olguţa, Dănuţ et Monica ne sont que des germes de caractères humains.»4

Par Eugen Lovinescu, ensuite, qui déplore dans notre roman l'inexistence psychologique des personnages, dont les dialogues sont «des riens filmés»5. Les caractères, écrit-il en 1928 dans son Histoire de la littérature roumaine contemporaine, «sont embryonnaires, les différences sont elles aussi microscopiques et dépourvues d'importance.»6

2. La prétendue impossibilité objective du roman d'enfants.

Toutes ces critiques visent ici plus le fond que la forme de notre roman. Elles partent de l'idée pré-freudienne selon laquelle les actes de parole et les comportements infantiles sont banals parce qu'universellement répandus, et par conséquent dépourvus de toute signification et de toute valeur expressive et artistique. Elles négligent l'acte et la parole comme révélateurs de forces psychologiques plus profondes et que les mentalités de l'époque ne soupçonnent pas encore.

C'est ici le problème de la représentation romanesque d'une psychologie enfantine informe et vide de sens qui est posé. Ainsi Lovinescu déplore le fait que Dănuţ, Olguţa et Monica «nous torturent pendant 382 pages avec leur vide spirituel, comme jamais n'osèrent nos plus vieux ennemis. Le roman de l'écrivain part ainsi, en premier lieu, de la profonde erreur psychologique qui consiste à croire en la possibilité d'un roman d'enfants et seulement entre enfants, et qui n'existe dans aucune littérature au monde.»7

Ion Cantacuzino, de manière plus violente et destructrice, constate en 1932 le même échec de Teodoreanu dans la peinture objective de la psychologie enfantine. Selon lui, Hotarul nestatornic est «l'essai téméraire de créer un roman fondé sur la description objective de la psychologie des enfants. Rien de plus profondément erroné que l'idée d'une telle tentative.»8 Et il conclut que la psychologie de l'enfant semble, chez Teodoreanu, «manquer de réalité objective et authentique, d'un intérêt substantiel et d'une capacité réelle d'émouvoir.»9

 

II. Réfutation des critiques de fond.

Il convient de réfuter ici toutes ces critiques concernant les faiblesses, voire l'incapacité de Teodoreanu à peindre objectivement l'âme enfantine, et d'abord la thèse de Lovinescu et de Cantacuzino, qui lui reprochent d'esquisser de façon subjective des enfants demeurés à l'état embryonnaire.

1. Teodoreanu peint des caractères virtuels.

Dans une interview accordée en 1927 au journal bucarestois Rampa, Teodoreanu répond en quelque sorte à la critique en assumant pleinement ce manque comme caractéristique de l'âge enfantin et comme ferment de développements ultérieurs. Ainsi le premier roman n'est, du point de vue psychologique, qu'une source de traits virtuels, de possibilités psychiques aptes à se réaliser ultérieurement selon les aléas du destin: «Vous souvenez-vous de Hotarul nestatornic et de la première esquisse des trois enfants: Dănuţ, Olguţa, Monica? Il s'agissait des premières caractérisations dans la phase embryonnaire. Le milieu bourgeois moldave devait évoluer avec toute son atmosphère particulière d'aspirations rêveuses, dessinées en lignes courbes et paisibles.»10

2. Teodoreanu peint les enfants vus par eux-mêmes.

Alexandru Philippide, traducteur de Hölderlin et ami de toujours de Teodoreanu, réfute admirablement quant à lui, dans une étude sur le roman d'adolescence parue en 1931, le reproche de subjectivisme adressé par Ion Cantacuzino à l'auteur de Hotarul nestatornic. Selon le poète, Teodoreanu a le mérite d'avoir écrit un roman d'enfants vus par eux-mêmes de l'intérieur, et non pas tels que les voit l'adulte. Le génie de notre auteur relève donc de l'observation, attentive et tendre à la fois, des héros lilliputiens qu'il représente dans le roman: «En vérité nous sommes tentés d'attribuer à tous les enfants notre propre sensibilité de l'époque où nous étions enfants. Erreur capitale. [...] Ionel Teodoreanu, dans le premier volume de La Medeleni, a réussi à peindre avec beaucoup de tact et beaucoup de perspicacité la vie des enfants. Hotarul nestatornic est d'ailleurs le meilleur des volumes de La Medeleni et, sans aucun doute, le meilleur livre qu'il a écrit jusqu'à maintenant.»11

3. La performance d'une individualisation des âmes par l'observation minutieuse.

C'est surtout Garabet Ibrăileanu qui réfute à l'avance en 1926 la thèse de Lovinescu sur le manque de différenciation psychologique des enfants de notre triologie romanesque. Selon le mentor de Viaţa Românească, Teodoreanu parvient à individualiser des enfants qui, par définition, ont une psychologie de groupe. A l'âge enfantin de la vie humaine correspond une enfance planétaire, une "humanité primitive"12 marquée par une psychologie tribale et d'où ne ressortent pas encore des caractères nettement définis. Teodoreanu a donc dû "individualiser des êtres difficilement individualisables dans l'art, parce que déjà dans la nature ils ne sont pas encore assez bien individualisés"13. Selon Ibrăileanu, la réussite est évidente: «Bien distinguer et rendre les petites différences présuppose une vison aiguë, et l'individualisation si puissante des petits héros de M. Teodoreanu est un mérite plus grand que celui d'individualisation de héros matures.»14

Bien plus tard, en 1971, Dinu Pillat relèvera lui aussi, à la suite d'Ibrăileanu, «la performance sans précédent de la réalisation d'un roman avec des enfants seulement, d'une authenticité enchanteresse.»15

 

III. Vers une définition des merites de Teodoreanu dans la représentation de l'âme enfantine.

En fait, bien des avis vont dans le sens d'une reconnaissance totale ou partielle du génie de Teodoreanu dans sa représentation romanesque de l'âme enfantine. Ils émanent de toutes les écoles et de toutes les époques du XXe siècle.

1. L'originalité d'une recherche nouvelle dans l'histoire littéraire roumaine.

La critique roumaine reconnaît tout d'abord l'originalité de Teodoreanu dans l'exploration qu'il entreprend de ce territoire spirituel. Ainsi Pompiliu Constantinescu en 1926, même s'il déplore "une formule d'un lyrisme luxuriant et d'un statisme monotone", insiste sur le fait que Teodoreanu "a annexé à la littérature roumaine une couche de terrain vierge, celle de la psychologie infantile"16 En 1928 Gabriel Drăgan voit en lui «un psychologue sans pareil de l'enfant et, dans une certaine mesure, de l'adolescent. Cette psychologie de l'enfance qu'il esquisse de manière si nuancée et qu'il promène avec une poésie si caractéristique dans le cadre de la nature, nous ne la rencontrons que chez quelques rares prosateurs roumains.»17

2. La représentation de la complexité vivante.

La critique roumaine salue aussi en l'auteur de La Medeleni un observateur très subtil de la psychologie très profonde de l'enfant. Pour P. Constantinescu, «Ionel Teodoreanu lève largement le voile qui couvre cet empire de lilliputiens. Le roman La Medeleni constitue la monographie psychique, assez prolixement détaillée, de l'enfance.»18 Selon Dinu Pillat, la réussite est due au don rare de saisir «la complexité d'une vie intérieure miniaturale, qui émeut à sa manière»19, et pour Perpessicius, le critique à qui l'on doit l'accueil le plus enthousiaste de notre roman, à l'art teodorenien dans la peinture des «paysages spirituels ou naturels» de l'enfance ainsi que dans la représentation d'un monde romanesque vivant, «avec ses variations spirituelles, avec ses précisions de milieu et de caractères», et d'une «famille d'âmes qui grandit et fraternise dans la joie [...].»20 George Ştefănescu loue l'art de l'image avec lequel Teodoreanu décrit le bouillonnement de ce monde de l'exubérance: «Doué du pouvoir de sonder les demeures spirituelles des tout-petits, il sait rendre par la notation plastique des images tout le tourbillon, tout le bouillonnement des premières années»21, et George Călinescu en 1941 la fraîcheur qui rejaillit de cette plongée dans la fontaine de jouvence de l'humanité retrouvée: «Par l'incursion profonde dans l'âme enfantine, par l'atmosphère de bonheur et par la fraîcheur de la réception, Uliţa copilăriei et le premier volume de La Medeleni sont des oeuvres de valeur durable et les véritables réalisations de l'écrivain.»22

3. La saisie proustienne des méandres de la vie psychique.

Plus original parce que jugeant dans un contexte européen moderniste l'apport de Ionel Teodoreanu à l'art du roman, Camil Petrescu démontre dès 1926 la manière dont Teodoreanu surprend les subtilités de l'âme enfantine dans le même sens que Proust. Le futur auteur de Patul lui Procust remarque l'allure de fleuve en méandres de ce qui, plus que la peinture de l'âme, est la poursuite du mouvement même de la vie psychique: «Dilluée et répandue en dizaines de pages pleines d'incidents, la représentatiobn de certaines des plus subtiles nuances de l'affectivité enfantine n'en demeure pas moins réelle.»23 Camil Petrescu retrouve une subtilité équivalente chez l'auteur d'À la recherche du temps perdu, mais de façon analytique et non directe, dans le premier chapitre de Du côté de chez Swann, «lorsque Proust raconte ses souffrances d'enfant quand Swann reste à dîner»24. Les techniques romanesques sont bien sûr différentes (d'un côté les méandres du récit d'introspection analytique, de l'autre l'hallucination du discours), mais, conclut Camil Petrescu, «l'impression de longueur, de répétition, de cheveu coupé en quatre, est la même chez les deux écrivains.»25

4. L'adéquation problématique d'un style romanesque.

On a dit que la reconnaissance de la réussite de Teodoreanu était partielle. C'est la forme de la représentation romanesque de l'âme enfantine par Teodoreanu dans La Medeleni qui est alors en jeu. En 1928 Gabriel Drăgan voit dans Uliţa copilăriei et Hotarul nestatornic une harmonie parfaite de la forme expressive et du fond psychologique: «ils signifient des réalisations d'une profonde pénétration spirituelle et d'un solide développement architectonique. Ionel Teodoreanu possède la clé de la création, l'habileté rare et innée de greffer le fond sur une forme idoine.»26 Gabriel Drăgan voit dans le premier volume de La Medeleni «une oeuvre d'un équilibre parfait entre le fond spirituel des héros --  entrelacements d'antithèses spontanées, mièvreries sentimentales, naïvetés d'un naturel ravissant --  et la forme expressive du roman, avec un style d'une sculpture évolutive, couronné à chaque pas de métaphores vivantes, étincelantes comme des joyaux de lumière.»27 Mais Victor George Dumitrescu déplore que Teodoreanu saisisse les mouvements intimes de la vie enfantine dans une forme excessivement précieuse: «L'auteur, affirme-t-il en 1926, a su surprendre, avec un souffle plus de poète lyrique que de créateur objectif, dans un style trop orné parfois d'images foisonnantes, tantôt admirables, tantôt précieuses, tous les mouvements intimes de la vie de l'enfant.»28

 

Conclusion.

De cette brève étude de la réception critique de La Medeleni par rapport à la psychologie de l'enfance, il ressort de façon claire que les jugements roumains sont fort partagés. On répondra que c'est le propre des chefs-d'oeuvre de réunir autour d'eux les avis les plus opposés et de susciter simultanément l'enthousiasme et la réticence voire la réprobation. Mais la lecture de ces prises de position si divergentes ne manque pas de provoquer la perplexité du lecteur d'aujourd'hui par rapport à la valeur de l'entreprise romanesque de Teodoreanu dans La Medeleni. Aussi convient-il, après cette déroute, de reprendre le chemin de l'oeuvre elle-même, en l'examinant du point de vue qui nous intéresse ici, celui de la représentation de la psychologie enfantine.

(suite:

B. La représentation de la psychologie enfantine...)

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  1. Camil Petrescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni - Hotarul nestatornic», Cetatea literară, I, 1926(9-10), p. 66. Reproduit dans: Camil Petrescu, Opinii şi atitudini, ed. Marin Bucur, Bucarest: E. P. L., 1962, p. 186.

  2. Ibidem.

  3. Ibidem, p. 187.

  4. P. Constantinescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni - Hotarul nestatornic», Sburătorul, VI, 1926(4), p. 51. Reproduit dans: Pompiliu Constantinescu, Scrieri, 6, ed. Constanţa Constantinescu, Bucarest: Minerva, 1972, p. 69

  5. E. Lovinescu, Istoria literaturii române contemporane, IV, Evoluţia prozei literare, chap. XIII, «Contribuţia Vieţii Româneşti», Bucarest: Editura Ancora, 1928, p. 148.

  6. Ibidem, p. 149.

  7. Ibidem, p. 145.

  8. Ion I. Cantacuzino, «Ionel Teodoreanu», România literară, I, 1932(?), p. 3.

  9. Ibidem.

  10. I. Fr. Botez, C. Cerbu, «Cu dl Ionel Teodoreanu despre Trilogia Medelenilor», Rampa, XII, 1927(2946), p. 1.

  11. A. Philippide, «Literatura adolescenţei», Adevărul literar şi artistic, X, nouvelle série, 1931(556), p. 3.

  12. G. Ibrăileanu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni», in: Scriitori români şi străini, Iaşi: Viaţa Românească, 1926. Reproduit dans Studii literare, 1, Bucarest: Minerva, 1979, p. 445.

  13. Ibidem, p. 444.

  14. Ibidem, p. 445.

  15. Dinu Pillat, «Ionel Teodoreanu», in Mozaic istorico-literar, édition revue et augmentée, Bucarest: Eminescu, 1971, p. 273.

  16. P. Constantinescu, Problema romanului românesc, 1926, in: Scrieri, 5, ed. Constanţa Constantinescu, Bucarest: Minerva, 1971, p. 11.

  17. G. Drăgan, «Ionel Teodoreanu, La Medeleni, III, Între vânturi», Floarea soarelui, II, 1928(3-6), pp. 67-68, rubrique «Cronică - cărţi».

  18. P. Constantinescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni - Hotarul nestatornic», ed. cit., p. 68.

  19. D. Pillat, «Ionel Teodoreanu», ed. cit., p. 273.

  20. Reproduit dans Perpessicius, 12 prozatori interbelici, Bucarest: Eminescu, 1980, p. 286.

  21. G. Ştefănescu, «Poetul copilăriei, Ionel Teodoreanu», in Însemnări filozofice şi literare, 1926, p. 129.

  22. G. Călinescu, Istoria literaturii române de la origini pînă în prezent, seconde édition revue et augmentée par Al. Piru, Bucarest: Minerva: 1982, p. 753.

  23. Camil Petrescu, «Ionel Teodoreanu», ed. cit., p. 186.

  24. Ibidem.

  25. Ibidem.

  26. G. Drăgan, «Ionel Teodoreanu», ed. cit., p. 68.

  27. Ibidem.

  28. V. G. Dumitrescu, «Ionel Teodoreanu, La Medeleni, I», Ritmul vremii, II, 1926(6-7), p. 194, rubrique «Cărţile».

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