GÉRARD DE NERVAL ET LA ROUMANIE*

1855-1941

(suite)

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Quel accueil réservent à Nerval, entre les deux guerres mondiales, les milieux universitaires, le surréalisme, le monde littéraire et le public roumain en général ?

 

Gérard ne trouve pas chez les universitaires un écho très puissant. Classé parmi les romantiques mineurs, il est souvent ignoré. Charles Drouhet ne le mentionne pas une fois dans ses cours de littérature française à l'université de Bucarest. En 1930, le comparatiste Dumitru Nanu l'écarte des « grands poètes de France » dans son étude sur Eminescu et la lyrique française35. Oubliant l'auteur du Prince des sots et la traduction de Gérard, I.M. Sadoveanu juge en 1931 toute la génération romantique française imperméable au mysticisme étrange du Faust de Goethe36. Pourtant les esprits évoluent. A cet égard, la conversion d'un polygraphe de la taille de Nicolae Iorga est tout à fait significative : au dédain relatif de 1920 pour « le bizarre Gérard de Nerval»37 succède en 1928 plus de bienveillance pour ses «pages fantastiques » nées d'une « rare imagination »38, et en 1938 un éloge enthousiaste du Voyage en Orient39. A l'origine de ce changement d'attitude est sans conteste Nicolae Ion Popa, qui s'est consacré entièrement à la promotion de Nerval en Roumanie et en France durant l'entre-deux-guerres. Esprit délicat, à la fois distingué et discret, Popa s'est formé clans le milieu universitaire de Iaşy puis à Paris avec Fernand Baldensperger, Paul Hazard et Gustave Cohen. Il se fait remarquer par son étude sur « le sentiment de la mort chez Gérard de Nerval », publiée en 1925 dans les Mélanges de l'Ecole roumaine en France, puis en 1930 par un article de la Revue de littérature comparée où il indique les sources allemandes de Jemmy et d'Isis. Champion lui confie l'édition des Filles du Feu ; ce travail de référence, paru en deux volumes en 1931, sera présenté comme thèse de doctorat à Bucarest en 1935. Par le haut niveau de sa pensée scientifique, la variété et l'étendue de sa culture, la pluralité de ses approches et de ses intérêts, Nicolae Ion Popa est le plus grand nervalien roumain de l'entre-deux-guerres. Mais ce maître est aussi le guide spirituel des nombreux nervaliens et comparatistes qu'il a formés.

 

L'avant-garde roumaine voit en Nerval l'Orphée mythique perçant « ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». La revue Unu publie en 1931 un collage intitulé Visul ; entre Saşa Pană, Lautréamont et René Char, l'auteur d'Aurélia professe le nouveau credo surréaliste : « Le Rêve est une seconde vie... »40 Huit ans plus tard, Pană formule le plus bel éloge de l'avant-garde jamais adressé à Nerval, relevant le miracle des Chimères, poèmes « abscons, impénétrables, musique close dans le moule empesé de l'hendécasyllabe ; douze sonnets aux profondeurs insoupçonnées, annonciateurs de la poésie à venir »41 . Toute cette génération reçoit Nerval comme un Rimbaud cherchant, au long d'un itinéraire initiatique, « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, -- et le suprême Savant. » Un Ion Vitner, un Miron Radu Paraschivescu revivent l'expérience nervalienne en en transformant les coordonnées du réel pour l'accomplir de l'intérieur, à l'autre bout de l'Europe. Vitner transcrira plus tard l'atmosphère d'une constellation Nerval bucarestoise des Gémeaux -- ses effets de champ, ses temps de rupture et de respiration. L'impasse du Doyenné, le temps de la Bohème galante renaissent en 1931 comme un écho d'une autre vie: «Paraschivescu habitait près de chez moi, dans l'ancienne rue Şuter au numéro 4, dans un sous-sol pittoresque donnant sur la rue [ ... ]. » Vitner a 17 ans, son ami en a 20. Le premier a trouvé à la Librairie « Cartea românească » une édition des Filles du feu et d'Aurélia -- « C'est là que nous avons lu, en quelques nuits, l'Aurélia de Nerval. » L'année suivante, Paraschivescu est saisi devant la même librairie d'une première crise de délire schizophrénique, «extrêmement affecté par la lecture du livre de Nerval. » Vitner se souviendra de l'impression laissée par Aurélia dans l'esprit du cercle bucarestois : « Au-delà des craintes qu'inspirent une lourde hérédité et la possibilité d'une maladie spirituelle, Aurélia constitua pour Paraschivescu et pour nous une extraordinaire révélation esthétique42. »

 

Nerval est traduit et largement diffusé dans la Roumanie de l'entre-deux-guerres. En 1927, Octav Botez souligne la sympathie et l'estime dont il jouit : « L'un des écrivains de l'époque romantique les plus goûtés aujourd'hui est sans conteste Gérard de Nerval43. » Les anecdotes à son sujet popularisent l'image d'un Nerval certes plus légendaire et pittoresque, mais aussi parfois réductrice44. En proposant au lecteur de Roumanie, dans une collection accessible, une version roumaine très alerte de La main enchantée, un traducteur comme Eugen Boureanul montre mieux que si elle intéresse à divers titres les milieux littéraires et universitaires roumains, l'oeuvre de Nerval, surtout avec ce conte fantastique « mariant l'humour et la fantaisie, le quotidien et le prodigieux »45 passionne de plus en plus le grand public.

 

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Durant la crise économique, politique et culturelle que traverse l'Europe dès 1929, et qui entraîne le monde vers la conflagration totale, loin des courants de haine et de barbarie, le Valois nervalien devient un îlot de paix, d'échange et d'harmonie. Quand l'oeuvre de Nerval a été accueillie par les consciences roumaines ; quand elle s'est infiltrée en elles, donnant vie aux pensées, aux images et aux rêves, alors s'accomplit, bien en-deçà des influences, des modèles et des rapprochements, ce que j'appellerais l'échange de terre : alors les hommes de tous lieux peuplent les lieux de leurs rêves.

 

Petit-fils d'un tailleur français installé à Iaşy et originaire de l'Oise, Ion M. Raşcu publie en 1930 deux articles consacrés à ses amis valoisiens Emile Vitta et Philéas Lebesgue. Ce dernier, polygraphe très connu en Amérique latine, maire d'un petit village de l'Oise, La Neuville-Vault, est chroniqueur au Mercure de France. La numéro 6 de la revue Îndreptar le présente et publie en 1930 un extrait de son Triptolème ébloui qui se termine par un vibrant hommage à l'auteur de Sylvie. En même temps qu'un poème dédié aux ruines du cloître chères à Nerval, Îndreptar présente en une longue période harmonieuse celui dont Louis Gillet dira en 1933: « Il a fait des pelouses de Châlis un des Champs-Elysées » -- Emile Vitta. Pour Vitta le Valois est plus qu'un paysage : il est l'âme nervalienne dans laquelle lui-même se mire. L'ami de Raşcu et de Gillet est le Poète, celui qui sait, à la manière d'un Rimbaud, la force d'éveil qu'exerce un chant sur les pierres endormies :

 

Puissé-je pour chanter ta douce transparence,

Ciel changeant du Valois et de l'lle-de-France,

Ramasser à Châlis sous quelque arc ogival

La flûte qui tomba des lèvres de Nerval46!

 

 

C'est avec émotion et nostalgie que Raşcu rappelle à Vitta et aux lecteurs d'Îndreptar leurs promenades dans l'univers nervalien, au printemps 1929 : « Très cher Maître, il y aura bientôt un an depuis que nous avons erré ensemble dans les ruines médiévales de Châlis, pour écouter, dans les forêts qui les couronnent, les premiers chants de coucou de ce printemps... »47. La constellation Nerval- Raşcu-Vitta-Lebesgue brille en 1930 d'un pur éclat, instant de grâce où un Roumain retrouve en Nerval la terre de son ancêtre, le chant dont elle est le lieu, l'écho qu'elle éveille en d'autres âmes lointaines...

 

Les années 1937-1941 voient l'apogée, sous le signe de l'Amitié et de la Poésie, de la conjonction nervalienne Bibesco-Gillet ; elles représentent un point d'orgue dans l'histoire de la réception de Nerval par la conscience de tout un peuple. Né en 1876, membre de l'Institut et ami de Paul Claudel, Louis Gillet est en 1937 directeur du Musée Jacquemart-André à Chaalis. Ses lettres à Marthe Bibesco48 nous révèlent un être de culture, un homme de souche planté en Valois, et pour qui cette contrée est une âme, un paysage qu'il vit au fil des saisons, au cours des promenades dans la forêt d'Ermenonville. L'invitation de Louis Gillet dans sa lettre du 1er août met en relief la passion de la princesse pour Nerval : « nous ne parlerons que de votre cher Gérard. » Avec Louis Gillet et Marthe Bibesco, un pont légendaire s'établit entre deux îles ancrées au plus profond de l'imaginaire français : l'Ile Saint-Louis, où la princesse roumaine possède sa résidence, et l'Ile-de-France de Gillet. Comme un carrosse de contes de fées, la voiture automobile de son fils abolit les distances; là-bas, au nord de Paris, est le pays des brumes de Nerval : « Il serait certainement très fier d'aller vous chercher dans votre île, pour vous amener ici, le jour qu'il vous plairait, au bord des étangs aimés des cygnes et de l'ombre du poète d'Aurélia. » Nerval a ouvert jusqu'alors aux Roumains de nouvelles voies poétiques ; avec Louis Gillet, le Valois ouvre ses bras en s'excusant du peu qu'il donne : « Je n'ose vous inviter, par le froid qu'il fait, à voir mes bois, mes herbes desséchées comme de vieilles laines, mes fougères mortes, mes feuilles de l'autre automne. L'Ile-de-France n'est pas présentable. Je ne ferai pas rougir Sylvie » -- Moments de bonheur sur qui pèse une menace : avec Louis Gillet et Marthe Bibesco, le Valois de Gérard et la terre roumaine se parlent et s'écoutent. Aux alliances guerrières des temps de haine, la descendante des anciens voïvodes et l'ami de Claudel opposent ensemblent l'Axe Mogoşoaia-Chaalis, axe de paix et d'harmonie. Entre Chaalis et la résidence princière de Marthe Bibesco en Roumanie s'établit un réseau de correspondances ; une intime communion naît soudain entre le vieux pays du Valois et le Pays des Saules. Aux cygnes, aux bouleaux, aux fougères de Gillet et de Nerval répondent, harmonieuses, les eaux roumaines du parc de Mogoşoaia : « Faites nos amitiés à vos cygnes et à vos saules. » Aux chants des coucous valoisiens répondent les bruits familiers de la campagne valaque : « Je pense à votre pavillon sur l'eau, à vos roseaux, à vos compagnes enchantées, les grenouilles... » - Mais en 1939, Nerval et le Valois risquent de péricliter. Dans ce monde qui dérive et sombre lentement dans la barbarie, Gillet propose à sa « chère Princesse et amie » de fonder avec lui une nouvelle Atlantide, une nouvelle Arche où Nerval et leur Amitié seraient embarqués, dans un temps suspendu : « Ce dont le monde souffre le plus, c'est de ne pas se connaître. Nous fonderions une nouvelle Société des Nations, dans l'lle St.-Louis, une Europe flottante ! Nous la détacherions, au fil de l'eau jusqu'à la mer. Ce serait notre Utopie, notre nouvelle Atlantide. »

 

Quand la France et la Roumanie se parlent, d'ouest en est c'est toujours la conscience de l'Europe qui parle. En 1939, lorsque l'île Nerval s'engloutit dans la barbarie permise ; lorsque se lézardent la terre de Faust et les murs de Paris, c'est l'idée même d'Europe qui vacille...

 

Innocents aveux de deux coeurs tremblants-

Rondes et baisers, jeux d'arcs, bouquets blancs-

Mais las ! en l'étang aux tons gris et roses

L'esquif enfantin sombra lourd de roses...49

 

                                                                                       Michel WATTREMEZ

                                                                                         Début d'article

 

"Gérard de Nerval et la Roumanie", Revue de littérature comparée, Paris: Didier Littérature, 1991, pp. 447-457.

35. D. Nanu, Le poète Eninescou et la poésie lyrique française, Paris: Gamber, 1930.

36. I.M. Sadoveanu, « Romantismul francez », in: Romantismul european, Bucarest, 1931.

37. N. Iorga, Istoria literaturilor romanice în dezvoltarea şi legăturile lor, ed. A. Duţu, Bucarest : E.P.L.U., 1968, III,  p. 418.

38. N. Iorga, Les voyageurs français dans l'Orient européen, Paris : Boivin et Gamber, 1928, p. 127.

39. N. Iorga, « Entre la Turquie moderne et les Empires chrétiens de récupération », Revue historique du Sud-Est européen, Bucarest, 1938, p. 69.

40. « Visul », Unu, 1931 (39), p. 12.

41. « Gérard de Nerval  », Jurnalul literar, 1939 (11). p. 2.

42. I. Vitner, « Staţii nervaliene », in: I. Vitner, Reverii pe malurile Senei, Bucarest: Cartea românească, 1978. pp. 89-159.

43. O. Botez, « Le sentiment de la mort chez Gérard de Nerval », Viaţa românească, 1927 (4), p. 133. -2.6,23.

44. Voir notamment Jurnalul literar, 1939, n° 2, 6, 23.

45. J. Richer, Gérard de Nerval, 7e éd., coll. « Poètes d'aujourd'hui » 21, Paris: Seghers, 1972, p. 13.

46. E. Vitta, La Promenade châlisienne, poésies valoises, éd. définitive, Gentilly, 1933, p. 7.

47. Evandru, « Aspecte şi atitudini », Îndreptar, 1930 (2). p. 11.

48. M. Bucur, « Une correspondance inédite: lettres de Louis Gillet à Marthe Bibesco », Revue roumaine d'histoire de l'art, série « Théâtre, Musique, Cinéma », Bucarest: Académie de la R.S. de Roumanie, 1981, pp. 109-123 ; 1983. pp. 97-101.

49. E. Vitta, op. cit., p. 54.

(c) Michel Wattremez, 1991

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