Michel Wattremez

 

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

 

 

LES UNIVERSITAIRES (1919-1943)

 

 

L'université de Bucarest

durant l'entre-deux-guerres

Dans une Roumanie achevant en 1920 seulement son processus d'unification territoriale[1], les années de l'entre-deux-guerres voient la naissance et l'évolution, dans les conditions propres du pays, du mouvement surréaliste. Parallèlement coexistent les tendances littéraires déjà mentionnées et se développe un courant réaliste représenté essentiellement par Liviu Rebreanu, au milieu de groupes et de sensibilités artistiques fort divers. Alors qu'une certaine élite intellectuelle traditionaliste, d'abord réticente, se laisse gagner progressivement à la cause de Gérard de Nerval - prenant le flambeau du symbolisme, le surréalisme roumain ne tarde pas à saisir la portée révolutionnaire d'un message poétique prônant la liberté absolue de l'Art... Gérard de Nerval devient le plus sûr allié des modernes.  

 

Nous étudierons, dans ce chapitre et dans les deux suivants, l'accueil réservé à l'oeuvre de Nerval par les milieux universitaires, le surréalisme, le monde littéraire et le public de Roumanie entre les deux guerres mondiales.  

 

Du côté de la culture universitaire roumaine, Nerval ne peut espérer trouver dans les années d'après-guerre un écho très puissant, exception faite d'un comparatiste et nervalien de la dimension de Nicolae Ion Popa - disciple d'Ibraileanu à Iasi, puis de Hazard et de Baldensperger à Paris -, qui lui consacre plusieurs travaux marquants, sur lesquels nous reviendrons.[2]  

 

 

Souvent classé parmi les romantiques mineurs, Nerval est la plupart du temps ignoré. Ainsi, Charles Drouhet, professeur de littérature comparée à l'université de Bucarest et directeur de la thèse complémentaire de doctorat de Popa sur les Filles du feu, ne mentionne même pas le nom de l'écrivain dans les cours de littérature française qu'il donne aux étudiants roumains de la Faculté des Lettres durant l'entre-deux-guerres. De la leçon du second trimestre de l'année 1915 sur l'Histoire de la poésie française au XIXe siècle on ne retient que les noms de Lamartine, Hugo, Musset et Vigny; les Commentaires d'écrivains français, publiés en 1927-1928, ignorent eux aussi Nerval, alors que la conférence sur le Romantisme tenue en 1936-1937 ne reprend que les quatre ténors littéraires. De même Drouhet ne décèle aucune influence de Nerval de Macedonski dans une étude comparative publiée en 1940, alors que les affinités entre les deux écrivains semblent pour le moins évidentes.[3]  

 

 

En 1930 paraît à Paris un ouvrage du comparatiste Dumitru Nanu[4]. L'auteur, "proche d'Eminescu et de ses continuateurs Vlahuta et Cosbuc"[5], poète mineur aux idées étroites mais fin traducteur de Racine et de Corneille, s'assume pour tâche d'étudier les influences des poètes lyriques français sur Eminescu. Il adopte des positions purement sourcistes, qui le mènent à des solutions fausses, écartées aujourd'hui par le comparatisme franco-roumain[6]. Nanu démontre par des exemples "l'identité ou la supériorité de conception et de réalisation formelle des vers qui contiennent les mêmes sentiments"[7]. Dès lors qu'il compare Eminescu "d'une manière fragmentaire, avec les grands poètes de France"[8], Nanu écarte celui qu'il considère encore, malgré la première renaissance nervalienne, comme un romantique mineur: seuls Musset, Lamartine, Vigny et Hugo bénéficient de son estime.[9]  

 

 

Ion Marin Sadoveanu donne en 1931 une conférence sur le romantisme français, dans le cadre d'un colloque sur le romantisme européen organisé par la Fondation royale Carol Ier[10]. Témoignant une nouvelle fois du peu d'intérêt affiché par une grande partie des milieux universitaires roumains à l'égard de l'oeuvre de Nerval, I. M. Sadoveanu tente de montrer que toute la génération romantique française demeure impénétrable au mysticisme étrange du Faust de Goethe:

Faust restait en dehors de l'intelligence et de la sensibilité françaises. Ces romantiques français, adorateurs d'un Moyen Age plastique et coloré, étaient en état de recevoir dans leurs moules une superstition classique, tout en étant incapables d'en recevoir une médiévale. La forme musicale, incertaine et floue, de Faust, ainsi que tout le côté mystique et métaphysique de Goethe, restaient étrangers à la compréhension française.[11]

 

   

 

I. M. Sadoveanu oublie, parmi les "adorateurs d'un Moyen Age plastique et coloré", l'auteur du Prince des sots et de la nouvelle traduction en prose du premier Faust, celui qui avait contribué à révéler Goethe à toute une génération: Gérard de Nerval.

 

De telles méconnaissances ne sont toutefois pas une règle générale en Roumanie: lentement mais sûrement, le monde universitaire, bénéficiant de l'édition des oeuvres de l'écrivain français chez Champion[12], sensibilisé aussi par les études remarquables de Popa, commence à découvrir la personnalité et les écrits de Nerval. Dans cette perspective, l'évolution d'un polygraphe de la taille de Nicolae Iorga est tout à fait significative, qui va du dédain relatif de 1920 à la reconnaissance sans équivoque de 1938. En 1920, en parlant de Heine, "le Juif allemand semi-francisé durant son exil parisien"[13], Iorga affuble Nerval d'une étiquette peu aimable dans une note en bas de page:

 

Voir les louanges du bizarre Gérard de Nerval pour ses poésies [...].  

 

 

Huit ans plus tard, dans une étude consacrée aux Voyageurs français dans l'Orient européen, Iorga étudie avec plus de bienveillance la production littéraire nervalienne consacrée au voyage:

 

En fait de littérature de voyages, il faut dire que les pages fantastiques de Gérard de Nerval ne représentent qu'une réalité totalement déformée par une rare imagination.[14]

 

 

(Photo ci-dessus: réception de Iorga 

à l'Académie roumaine.)

 

Mais Théophile Gautier lui semble supérieur du point de vue du réalisme:

 

La Constantinople de Théophile Gautier est non seulement un ouvrage étincelant, coloré, mais en même temps bine informé. Il a saisi d'instinct des choses que n'a guère retenues l'attention, cependant fortement dirigée, de Lamartine et de Chateaubriand.[15]  

 

 

 

Dix ans après la publication de cet ouvrage, atteignant ainsi l'étape de la reconnaissance absolue de l'oeuvre et de son auteur, Iorga à l'étude de la Turquie émet sur le Voyage en Orient un jugement éminemment positif joint à un éloge enthousiaste:

 

On a totalement oublié le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, dont le talent littéraire réussit à mêler dans une forme originale des observations exactes pouvant servir à l'historien, et plusieurs intrigues romantiques.[16]

 

Après avoir résumé l'ouvrage, Nicolae Iorga en reconnaît toutes les qualités:

 

On n'a jamais mieux décrit le Péra des libertés du Tanzimat, ni les blancs cimetières turcs, où on a cassé les turbans surmontant les tombes des janissaires détruits.[17]

 

Qu'on est loin ici des premières allusions ironiques faites dix-huit ans plus tôt au "bizarre Gérard de Nerval"!

 

La même année, George Calinescu, autre grand nom de l’historiographie littéraire roumaine, consacre à Nerval deux pages de son « Cours de poésie ». Il voit dans El Desdichado, dont il cite le premier quatrain, un exemple parfait de biographie transcendante, « non pas traitée comme un système de souvenirs historiques, mais comme le symbole d’un destin abscons. »   Calinescu s’appuie sur le même sonnet des Chimères pour réfuter l’idée selon laquelle une poésie est bonne dès qu’elle exprime la douleur. Si le premier quatrain du poème parle de la mélancolie du Prince inconsolé, il est clair pour Calinescu que « ce n’est pas la mélancolie qui envahit le lecteur mais un émoi de nature cognitive »[18]  

 

 

Nous terminerons ce chapitre en présentant l'activité du chercheur et érudit roumain qui s'est consacré entièrement à la promotion de Nerval en Roumanie et en France durant l'entre-deux-guerres: Nicolae Ion Popa[19]. En Roumanie, où le milieu universitaire était assez rétif, cette oeuvre ressembla à une croisade. Esprit délicat, à la fois distingué et discret, Popa a été formé dans le milieu universitaire et intellectuel de Iasi, dans la continuité d'un Ibraileanu. De 1924 à 1931, il est élève de l'Ecole roumaine de Fontenay-aux-Roses puis boursier du Ministère de l'Education nationale à Paris. Dans la capitale française il fréquente les cours de la Sorbonne, du Collège de France et de l'Ecole normale supérieure. Il a pour professeurs Fernand Baldensperger, Paul Hazard et Gustave Cohen.  

 

 

C'est Paul Hazard qui propose à Popa d'étudier "le sentiment de la mort chez Gérard de Nerval". L'étude paraît dans les Mélanges de l'Ecole roumaine en France[20]. Nerval jouit alors d'un grand intérêt. Popa ne veut pas tant chercher les sources du sentiment de la mort qu'étudier "la façon de réagir du poète à l'égard des éléments littéraires empruntés"[21]. Le projet du comparatiste est donc "de refaire l'histoire de ses états de sensibilité, d'étudier l'ordre dans lequel sont venues se greffer les impressions et les influences étrangères de son esprit déjà attiré par le domaine de l'irréel et du mystérieux"[22]. Dans une première partie, N. I. Popa analyse donc, dans la perspective du thème qu'il s'est fixé, le processus d'assimilation progressive d'éléments épars: personnels, livresques, culturels et sociaux. Dans une seconde partie, le comparatiste étudie l'expression du sentiment de la mort chez Nerval (thèmes, motifs, images, formes expressives de la morbidité), pour analyser enfin les différentes phases de la "crise finale" des années 1850: retour à l'enfance, abolition du temps et de l'espace, solution du salut chrétien et tentation du suicide sous l'action d'impulsions morbides.  

 

 

En 1930, N. I. Popa publie dans la Revue de littérature comparée un article[23] où il indique les sources allemandes de Jemmy et d'Isis: le Christophorus Barenhäuter im Amerikanerlande de Charles Sealsfield pour la première, et en partie l'article archéologique de Carl-A. Böttiger, Die Isis-Vesper, pour la seconde.  

 

 

L'éditeur Honoré Champion lui a confié l'édition des Filles du feu dans le cadre de la publication des oeuvres complètes de Nerval. Ce travail de référence[24] paraîtra en deux volumes en 1931[25]; il sera présenté comme thèse secondaire de doctorat en Sorbonne, et comme thèse pour le doctorat des Lettres à Bucarest en 1935.  

 

 

Par le haut niveau de sa pensée scientifique, la variété et l'étendue de sa culture, la pluralité de ses approches et de ses intérêts, Nicolae Ion Popa demeure sans conteste le plus grand nervalien roumain de l'entre-deux-guerres et même du XXe siècle. Mais ce maître ouvert aux réalités culturelles franco-roumaines, et qui a donné aux jeunes générations "l'exemple d'une tenue"[26], incarne aussi le guide spirituel des nombreux nervaliens et comparatistes de la Roumanie contemporaine qu'il a formés, comme Adrian Marino, Dan Haulica, V. Panaitescu et surtout Mariana Muresanu Ionescu - auteur de travaux remarquables sur Nerval, et notamment d'une thèse sur les Techniques de la prose chez Gérard de Nerval.[27]  

 

 


[1] Royaume depuis 1881, la Roumanie obtient la Bucovine autrichienne au Traité de Saint-Germain (1919). Le Traité de Trianon lui donne la Transylvanie (1920). Dès 1918, le Conseil national de Bessarabie vote son rattachement au Royaume de Roumanie.

[2] Cf. infra.

[3] Cf. supra, chapitre 3.

[4] D. NANU, Le poète Eminescou et la poésie lyrique française, Paris : Gamber, 1930.

[5] G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în prezent, ed. cit., p. 644.

[6] Ainsi l’auteur découvre une influence de l’ode de Ronsard De l’élection de son sépulcre sur la célèbre poésie d’Eminescu Mai am un singur dor.

[7] Op. cit., p. 15 (Introduction – Méthode).

[8] Ibidem.

[9] Op. cit., pp. 133-146 (Récapitulations).

[10] I. M. SADOVEANU, « Romantismul francez », in : Romantismul european, Bucarest : Fondation Carol Ier, 1931.

[11] Ibidem, p. 91.

[12] Inachevée : Œuvres complètes de Gérard de Nerval, publiées sous la direction d’A. Marie, J. Marsan et E. Champion, 6 volumes, Paris : Champion, 1926-1932.

[13] N. IORGA, Istoria literaturilor romanice în dezvoltarea si legaturile lor, éd. Alexandru Dutu, Bucarest: E.P.L.U., 1968, III, p. 418.

[14] N. IORGA, Les voyageurs français dans l’Orient européen, Paris : Boivin & Gamber, 1928, p. 127.

[15] Ibidem.

[16] N. IORGA, « Entre la Turquie moderne et les Empires chrétiens de récupération », Revue historique du Sud-Est européen, Bucarest, 1938, p. 69.

[17] Ibidem, p. 70.

[18] G. CALINESCU, « Curs de poezie, V », Adevarul literar si artistic, 1938, n° 913, p. 6; n° 914, p. 5.

[19] Les données biographiques qui suivent s’appuient sur : V. PANAITESCU, « profesorul Nicolae I. Popa la 80 de ani », Anuar de lingvistica si istorie literara, XXVI, 1977-1978.

[20] N. J. POPA, « Le thème et le sentiment de la mort chez Gérard de Nerval », Mélanges de l’Ecole roumaine en France , 2e partie, Paris : Gamber, 1925, pp. 27 sq. Popa réutilisera Nerval dans un essai plus général consacré aux poètes devant la mort : N. I. POPA, Poetii în fata mortii, Iasi : Institutul de arte grafice « Brawo », 1937.

[21] Op. cit., p. 34.

[22] Ibidem, p. 39.

[23] N. I. POPA, « Les sources allemandes de deux Filles du feu, Jemmy et Isis de Gérard de Nerval », Revue de littérature comparée, Paris, 1930.

[24] Voir notamment la remarque de Jean Richer et d’Albert Béguin dans leur édition des Œuvres de Nerval : « Pour les Filles du feu, nous avions l’avantage d’avoir pour devancier Nicolas Popa, dont l’édition commentée est excellente. Nous avons adopté son texte et établi l’appareil critique en recourant sans cesse à ses notes […]. » (NERVAL, Œuvres, II, pp. 1263-1264).

[25] NERVAL, Les Filles du feu. Nouvelles, éd. N. Popa, 2 vol., Paris : Champion, 1931.

[26] M. BUCUR, Istoriografia literara româneasca de la origini pâna la G. Calinescu, Bucarest : Minerva, 1973, p. 274.

[27] M. MURESANU IONESCU, Techniques de la prose chez Gérard de Nerval, Rezumatul tezei de doctorat. Universitatea din Bucuresti, 1982. Du même auteur, voir aussi : « Hommage, N. I. Popa et les études sur Nerval », Etudes nervaliennes et romantiques, III, Presses universitaires de Namur, 1981, pp. 141-151.

 

  (c) Michel Wattremez, 1986    

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