Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  AUTOUR DE MACEDONSKI

 

Le roi Carol Ier 

(1881-1914)

De la mort d'Eminescu en 1889 jusqu'aux années 1920, la Roumanie voit la coexistence de plusieurs tendances littéraires. Alors que la poésie de l'Hypérion roumain influence un cortège toujours plus imposant d'épigones et de "jeunes débutants qui pleurent leur vie infortunée en maudissant sans fin le monde, leur destinée et l'heure où ils sont nés"[1]; alors que certains courants comme le populisme et le semanatorisme s'enracinent toujours davantage dans le monde rural et le traditionalisme, le mouvement symboliste, lancé par Alexandru Macedonski dans la revue Literatorul ("Le Littérateur", 1880-1918), poursuivi et renouvelé par Ovid Densisianu dans Viata noua ("La Vie nouvelle", 1905-1925), prône en Roumanie une esthétique moderniste et libératrice de la poésie, qui intègre de manière tout à fait originale maints éléments des écoles parnasienne et décadente françaises.

Le symbolisme roumain, bien avant le surréalisme français et son mentor André Breton, découvre en Nerval le défenseur d'une poésie pure[2] et l'un de ses notoires précurseurs. Fait plus significatif, par le truchement de Macedonski, de de Mircea Demetriade et des cénacles symbolistes bucarestois, Nerval pénètre dans la conscience roumaine de la fin du XIXe siècle concomitamment à Paul Verlaine, Remy de Gourmont et René Ghil[3], ainsi qu'à Leconte de Lisle, Jean Richepin, Arthur Rimbaud, Maurice Rollinat[4] et Edgar Poe. Nous étudierons dans ce chapitre la réception de Nerval par le cercle de Literatorul, puis, au suivant, par le symbolisme roumain.

C'est Bonifaciu Florescu[5] qui, le premier parmi le mouvement moderniste roumain, fait référence à Gérard de Nerval, dans un article intitulé La vérité et l'originalité en littérature et publié dans la principale revue du mouvement, Literatorul, en 1880. Partisan d'une esthétique classique inspirée de Buffon (Discours sur le style), Florescu affirme que "la vérité est invariablement absolue, imprescriptible, générale, constante, permanente", qu'avec le Beau "elle est l'objet de l'art", et que "la réalité ne doit que servir à expliquer et à faire apparaître la vérité"[6]. La poésie super-naturaliste[7] d'un Nerval tombe ainsi dans le domaine de la chimère et de la bizarrerie:

Si nous, individus, restons trop dans la réalité, si nous coupons les ailes à notre pensée, sans rien voir au-dessus du réel, nous ne pouvons pas atteindre l'idéal. Mais nous pouvons aussi nous leurrer en tombant dans l'excès inverse, en voulant voler trop vite vers l'Idéal sans tenir compte de la réalité, qui est la source d'où jaillit la beauté. Nous devenons des lors bizarres, chimériques; aegri somnia. Ainsi Gérard de Nerval nous raconte toutes les bizarreries de son esprit malades.[8]

Critique aux idées dogmatiques, qui juge d’ailleurs inutile de jamais mentionner Baudelaire, Florescu est toutefois sensible au charme d’un conte drolatique de Nerval intitulé Le Monstre vert, dont il publie une traduction anonyme, en 1890, dans l’hebdomadaire de tendance macedonscienne Duminica.[9]

 

Alexandru Macedonski, mentor du cercle littéraire de Literatorul et promoteur de l'esthétique symboliste en Roumanie, retrouve à la même époque en Nerval l'image, obsessionnelle chez l'auteur des Nuits, du génie malheureux, incompris de ses contemporains. Aussi bien le Desdichado et l'Inconsolé français sont-ils rangés en 1894 dans la pléiade des Albatros honnis et méprisés de l'humanité[10]. Ce qui chez Nerval attire Macedonski, c'est la destinée d'un homme d'exception et d'un "insensé sublime" qui a su trouver dans la Douleur l'inspiration d'un nouveau chant poétique, et devant le gouffre entre réel et chimère, entre rêve et réalité, la conscience de sa tragédie d'artiste et d'homme hors du commun. Ce cri de solidarité que Macedonski lance dès 1880, au-delà de tous les maudits s'adresse en fait à celui en qui il reconnaît un frère:

 

De sunt nebuni, voiesc sa-i apar[11]

("s'ils sont fous, moi je les veux défendre")

 

- un frère qui, tout comme cet émir cherchant une Mecque idéale et inaccessible dans Noaptea de decembrie[12] ("La Nuit de décembre"), a cru jusqu'au bout en sa chimère.

 

Se peut-il alors que l'oeuvre de Nerval ait influencé celle de Macedonski? De manière directe, c'est peu probable. Certes, les deux poètes ont des affinités que nous avons relevées[13], mais Adrian Marino, dans une synthèse consacrée à l'oeuvre d'Alexandru Macedonski, conclut à l'impossibilité d'une influence sur le thème des stupéfiants par exemple:

 

Quant à Le Rêve et la Vie de Gérard de Nerval, ou quant au Voyage en Orient, non dépourvus de hachisch, il existe peu d'indices que Macedonski en ait eu connaissance.[14]

 

Nous en sommes encore réduits aux hypothèses en ce qui concerne la lecture par l'écrivain roumain des Filles du feu et des Chimères de Nerval. En revanche, ce qui est acquis, c'est que Macedonski a pris connaissance de quelques-unes des poésies de Gérard dans la traduction de son ami Mircea Demetriade. Il est évident aussi que Nerval et Macedonski se retrouvent en puisant aux mêmes sources allemandes: le mentor de Literatorul a en effet traduit une poésie de Heine (La Comtesse palatine)[15], ainsi qu'un fragment du Faust de Goethe[16]; des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister il reprend un extrait de La Chanson de Mignon et en fait un motto qu'il place en tête d'un poème intitulé Tara tainica ("Le Pays mystérieux"):

 

Kennst Du das Land wo die Zitronen blühn?[17]

 

C'est le même vers de Goethe cité par Nerval dans le Voyage en Orient, en traduction française:

 

Connais-tu la contrée où les citrons mûrissent...[18]

 

Le pays légendaire nervalien, aux "saules tremblants" et "aux citrons amers où s'imprimaient tes dents"[19] devient chez Macedonski ce Pays mystérieux aux accents presque baudelairiens:

 

Cunosti tu oare tara

În care primavara

E iarna nencetata,

O patrie în care

Traieste fiecare

Cu inima-nghetata?...

 

Eu o cunosc.

 

Cunosti acea câmpie

Imensa si pustie,

Ce vara când soseste,

Aprinsa arde-n soare

Si unde-avântul moare

Sau jalnic lâncezeste?

 

Eu o cunosc.

 

Sau stii cumva tinutul

În care Domn e lutul

Si face pe trufasul?

Acolo totdeauna

Cinstita e minciuna

Si nobil este lasul.

 

Ah! eu îl stiu.

 

Si oare mai stii înca

Prapastia adânca,

O gura nemblânzita

Ce simte o placere

Junete si putere

De veacuri sa le-ghita?

 

Ah! eu o stiu.[20]

 

 

En donnant au symbolisme roumain naissant les premières traductions des Chimères, Mircea C. Demetriade consacre le poète Gérard de Nerval en Roumanie à la fin du XIXe siècle. Ce disciple de Macedonski, membre noctambule du cénacle de Literatorul et du cercle de la Terrasse à Bucarest[21], qui montre certaines inclinations vers des poètes modernistes comme Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Richepin[22], est lui aussi sensible chez Nerval au gouffre entre idéal et réel, entre sommeil et veille, ainsi qu'à la dimension orientale qu'on retrouvera plus tard chez lui dans un drame comme Visul lui Ali[23] ("Le rêve d'Ali"). Intéressant décalage historique, et riche de significations: avec un Demetriade s'orientant vers "la poésie ineffable et le symbolisme"[24], Nerval pénètre dans la conscience roumaine de l'époque en même temps que tous les maudits partis "plonger au fond du gouffre [...] pour trouver du nouveau"[25].

 

Les premières traductions de Nerval par Demetriade paraissent en 1893 dans Biblioteca familiei ("Bibliothèque de la famille"), revue d'orientation symboliste, dirigée par Vasile Alecsandrescu et rédigée en partie par Demetriade lui-même. A la feuille, qui publie de nombreuses traductions de poésies françaises (notamment celles de Catulle Mendès et de Jean Richepin), collabore épisodiquement Macedonski, qui redonne là plusieurs de ses Nuits.

 

Myrtho ("D'après Gérard de Nerval") paraît dans le numéro cinq de la revue; au service de son auteur, le traducteur réussit à transposer en roumain le rythme et les accents mystérieux du poème original. La Myrtho de Demetriade, profondément enracinée dans le limon de la langue roumaine, fut pour le public de l'époque une véritable révélation; mais elle n'a rien perdu aujourd'hui de sa force majestueuse et envoûtante:

 

            MYRTHO

 

Gândesc la tine Myrtho, divina-ncântatoare,

Si la Pausilipe de focuri mii lucind;

La fruntea-ti inundata d-un soare rasarind,

La strugurii cei negri, din vite balaioare.

 

Betia am sorbit-o din cupa-ti cu ardoare,

Si din furisul fulger al vazului zâmbind;

Când m-ai vazut naintea lui Iahu-ngenunchind,

Caci Grecia ma dete fiu, muza iubitoare!

 

Eu stiu de ce Vulcanu iar lava si-a pornit...

Cum l-ai atins ieri ziua cu talpa ta divina,

Si orizonturi-n graba, cenusa l-a-nvalit.

 

De când normandul duce, zdrobii zeii-ti de tina

Sub ramura de laur al lui Virgil, se-mbina

Ortensia palita, cu Myrthul înverzit![26]

 

Suit, dans le numéro six de Biblioteca familiei, la version roumaine de Horus, toujours "D'après Gérard de Nerval":

 

            HORUS

 

Knef zeu prins de friguri pamântu-l zguduise;

Atuncea Isis, muma din pat cum s-a sculat

C-un gest plin de cainire spre sotul încruntat,

Si-n ochii verzi cu focul din nou ce se ivise:

 

"Nu-l vezi ca moare mosul cel ticalos, îi zise;

"Si viscolile toate prin gura i-au scapat

"Piciorul strâmb i-l leaga, sa-i stingi ochiul turbat

"Caci zeu e pe vulcanuri si peste ireni domnise!

 

"A si trecut Vulturu, un spirit nou ma cheama,

"În rochia Cibelii ma-mbraca, caci el se cheama,

"Copilul ce-l iubeste si Hermes si Osiris!"

 

Zeita disparuse pe scoica d-aurita;

Dar marea ne trimise imagina-i slavita

Si cerul-l stralucise esarfa lui Iris.[27]

 

 

Antéros, paru également dans Biblioteca familiei la même année, ne perd rien de la beauté de l'original nervalien:

 

            ANTEROS

 

Ma-ntrebi de ce turbarea în inima-mi cloceste,

Pe gâtu-mi ce se-ndoare, de ce-am cap neplecat;

Din a lui Anteu stirpe, vezi zilele mi-am luat,

Re'ntorc sageti spre zeul ce-nvingator, izbeste!

 

Da, sunt dintre cei cari Damnatu-i îmbrânceste,

Cu buza iritata, el, fruntea mi-a stigmat;

Sub searbada paloare lui Abel sângerat

Simt furia lui Cain c-ades ma stapâneste.

 

Iavek! acel din urma ce geniu-ti sfarâmase,

Si care "tiranie!" din fund de iad strigase:

Stramosul meu fu, Belus, sau tatal meu Dagon...

 

De trei ori m-afundara în unda cea Cocyta;

Si, aparând-o singur pe mama-Amalecita,

Nainte-i depun dintii batrânului dragon. -[28]

 

 

Quelques années plus tard, au début du XXe siècle, Demetriade publie dans la revue Românul literar ("Le Roumain littéraire") sa meilleure traduction de Nerval. Il offre au public de l'époque l'image d'un Desdichado naturellement enraciné dans la terre roumaine:

 

            EL DESDICHADO

 

Eu sunt nemângâiatul, sunt vaduvu-ncruntat

Print al Aquitaniei cu turnul în ruinare

Mi-e singura stea moarta, si luthu-mi constelat

Melancolia poarta pe veci, un negru soare.

 

În moartea mormântala, tu ce m-ai mângâiat

Reda-mi Pausilipe, Italia, a ei mare

Si floarea ce-o placuse ast suflet dezolat

Si vita ce cu roza se-mbina-n sarutare.  

 

Amorul sunt sau Phöbus? Lusignian? Byron?

Mi-e fruntea, de sarutul Reginei, rosie înca;

Visa-am unde-noata Sirena-n gol de stânca.

 

Trecui în doua rânduri ne'nvins prin Acheron;

Pe a lui Orphei lira cântând pe rând nainte-i

Cu tipetele zânei, suspinurile sfintei.[29]

    


[1] A. VLAHUTA, “Curentul Eminescu”, in: A. VLAHUTA, Versuri si proza, éd. Virgiliu Ene, coll. “Lyceum” 117, Bucarest: Albatros, 1971, p. 268.

[2] “Les douze poésies, groupées sous le titre général Les Chimères, point de départ de la poésie pure. » (N.I. POPA, Studii de literatura comparata, ed. cit., p. 313.

[3] N. DAVIDESCU, Aspecte si directii literare, éd. Margareta Feraru, Bucarest : Minerva, 1975, p. 615.

[4] A. CIORANESCU, “M. Rollinat si satanismul în poezia româna », Viata româneasca, 1934(9), pp. 64-65.

[5] Bonifaciu Florescu (1848-1899) était le fils illégitime de Nicolae Balcescu. Il suivit ses études au Lycée Louis le Grand et devint professeur de langue et de littérature françaises à Bucarest. Opposé au cercle littéraire « Junimea » et à Maiorescu, il fonda avec Macedonski la revue symboliste Literatorul (1880), puis Duminica avec I.C. Savescu (1890). Il fit connaître par ses traductions de nombreux poètes modernistes (Rollinat, Catulle Mendès, Heredia, Poe, Banville).

[6] B. FLORESCU, “Studii literare”, Literatorul, 21 juillet 1880, p. 360.

[7] NERVAL, OE, I, p. 158 (Dédicace des Filles du feu).

[8] B. FLORESCU, loc .cit.

[9] Duminica, 1890(6), pp. 33-35. Cette traduction n’est pas signée, mais elle est mentionnée à la page 99 du périodique comme faisant partie des Autres traductions de Bonifaciu Florescu. Le francophile a déjà publié la traduction du Monstre vert dans sa revue Povestitorul, 1876(9), pp. 136-139.

[10] A. MACEDONSKI, “Nuvela în scrisori”, Literatorul, 1894(11-12).

[11] A. MACEDONSKI, Poezii, éd. Elizabeta Brâncus et Adrian Marino, série “Patrimoniu”, Bucarest: Minerva, 1979, p. 18 (Poetii, « Les poètes »).

[12] Ibidem.

[13] Toutefois Charles Drouhet, dans une étude consacrée spécialement à l’influence française sur la poésie de Macedonski, ne décèle aucune sorte d’influence de Nerval sur l’auteur des Bronzes (C. DROUHET, « Influenta franceza în poezia lui Macedonski », Revista Fundatiilor regale, 1940(1), Bucarest : Imprimeria nationala, 1940).

[14] A. MARINO, Opera lui Alexandru Macedonski, Bucarest : E.P.L., 1967, p. 176.

[15] A. MACEDONSKI, Opere, éd. Tudor Vianu, Bucarest: Fundatia pentru literatura si arta “Regele Carol II”, 1939, I, p. 278 (Contesa palatina).

[16] Ibidem, pp. 271-277.

[17] A. MACEDONSKI, Poezii, ed. cit., p. 238.

[18] NERVAL, OE, II, p. 120.

[19] NERVAL, OE, I, p. 5 (Delfica).

[20] “Le pays secret”. Voici une traduction littérale :

 

Kennst du das Land

Wo die Zitronen blühn?

 

Connais-tu le pays

Où le printemps

Est l’hiver incessant,

Une patrie où

Chacun vit

Le cœur glacé ?…

 

Moi je le connais.

 

Connais-tu cette plaine

Immense et déserte,

Qui lorsque vient l’été

Brûle ardente au soleil

Et où l’élan meurt

Quand il ne languit pas ?

 

Moi je la connais.

 

Et sais-tu la contrée

Où Seigneur est l’argile

Qui s’enorgueillit ?

Là-bas toujours

Honorable est le mensonge

Et noble le lâche.

 

Ah ! moi je la sais.

 

Et sais-tu donc encore

Le gouffre profond,

Cette bouche indomptable

Qui ressent plaisir,

Jeunesse et puissance,

Depuis toujours à l’engloutir ?

 

Ah ! moi je le sais.

                             (Literatorul, 1895, n° 1.)

 

[21] T. VIANU, Opere, éd. Sorin Alexandrescu et alii, Bucarest : Minerva, 1971, p. 214.

[22] A. CIORANESCU, loc. cit.

[23] In: M. DEMETRIADE, Opere dramatice, Bucarest: Tipografia Niculescu, 1905.

[24] G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în prezent, éd. A. Piru, 2e édition, Bucarest : Minerva, 1982, p. 532.

[25] C. BAUDELAIRE, Oeuvres complètes, éd. Marcel Ruff, coll. “L’intégrale”, Paris: Seuil, 1968, p. 124 (Le Voyage).

[26] Biblioteca familiei, 1893(5), p. 63.

[27] Biblioteca familiei, 1893(6), p. 79.

[28] Biblioteca familiei, 1893(7), p. 92.

[29] Românul literar, 1905(45), p. 620. Reproduit dans Ilustratiunea nationala, 1913(10-12), p. 10 (Sonet).

 

 

 

  (c) Michel Wattremez, 1986

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