Michel
Wattremez
La
réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)
AUTOUR DE MACEDONSKI
Le symbolisme roumain,
bien avant le surréalisme français et son mentor André Breton, découvre
en Nerval le défenseur d'une poésie pure[2]
et l'un de ses notoires précurseurs. Fait plus significatif, par le
truchement de Macedonski, de de Mircea Demetriade et des cénacles
symbolistes bucarestois, Nerval pénètre dans la conscience roumaine de
la fin du XIXe siècle concomitamment à Paul Verlaine, Remy de Gourmont
et René Ghil[3],
ainsi qu'à Leconte de Lisle, Jean Richepin, Arthur Rimbaud, Maurice
Rollinat[4]
et Edgar Poe. Nous étudierons dans ce chapitre la réception de Nerval
par le cercle de Literatorul, puis, au suivant, par le symbolisme
roumain.
C'est
Bonifaciu Florescu[5]
qui, le premier parmi le mouvement moderniste roumain, fait référence à
Gérard de Nerval, dans un article intitulé La vérité et
l'originalité en littérature et publié dans la principale revue du
mouvement, Literatorul, en 1880. Partisan d'une esthétique
classique inspirée de Buffon (Discours sur le style), Florescu
affirme que "la vérité est invariablement absolue, imprescriptible,
générale, constante, permanente", qu'avec le Beau "elle est
l'objet de l'art", et que "la réalité ne doit que servir à
expliquer et à faire apparaître la vérité"[6].
La poésie super-naturaliste[7]
d'un Nerval tombe ainsi dans le domaine de la chimère et de la
bizarrerie:
Si
nous, individus, restons trop dans la réalité, si nous coupons les ailes
à notre pensée, sans rien voir au-dessus du réel, nous ne pouvons pas
atteindre l'idéal. Mais nous pouvons aussi nous leurrer en tombant dans
l'excès inverse, en voulant voler trop vite vers l'Idéal sans tenir
compte de la réalité, qui est la source d'où jaillit la beauté. Nous
devenons des lors bizarres, chimériques; aegri somnia. Ainsi Gérard
de Nerval nous raconte toutes les bizarreries de son esprit malades.[8]
Critique
aux idées dogmatiques, qui juge d’ailleurs inutile de jamais mentionner
Baudelaire, Florescu est toutefois sensible au charme d’un conte
drolatique de Nerval intitulé Le Monstre vert, dont il publie une
traduction anonyme, en 1890, dans l’hebdomadaire de tendance
macedonscienne Duminica.[9]
Alexandru
Macedonski, mentor du cercle littéraire de Literatorul et
promoteur de l'esthétique symboliste en Roumanie, retrouve à la même époque
en Nerval l'image, obsessionnelle chez l'auteur des Nuits, du génie
malheureux, incompris de ses contemporains. Aussi bien le Desdichado et
l'Inconsolé français sont-ils rangés en 1894 dans la pléiade des
Albatros honnis et méprisés de l'humanité[10].
Ce qui chez Nerval attire Macedonski, c'est la destinée d'un homme
d'exception et d'un "insensé sublime" qui a su trouver dans la
Douleur l'inspiration d'un nouveau chant poétique, et devant le gouffre
entre réel et chimère, entre rêve et réalité, la conscience de sa
tragédie d'artiste et d'homme hors du commun. Ce cri de solidarité que
Macedonski lance dès 1880, au-delà de tous les maudits s'adresse en fait
à celui en qui il reconnaît un frère:
De
sunt nebuni, voiesc sa-i apar[11]
("s'ils
sont fous, moi je les veux défendre")
-
un frère qui, tout comme cet émir cherchant une Mecque idéale et
inaccessible dans Noaptea de decembrie[12] ("La Nuit de décembre"), a cru jusqu'au
bout en sa chimère.
Se
peut-il alors que l'oeuvre de Nerval ait influencé celle de Macedonski?
De manière directe, c'est peu probable. Certes, les deux poètes ont des
affinités que nous avons relevées[13], mais Adrian Marino, dans une synthèse consacrée à
l'oeuvre d'Alexandru Macedonski, conclut à l'impossibilité d'une
influence sur le thème des stupéfiants par exemple:
Quant
à Le Rêve et la Vie de Gérard de Nerval, ou quant au Voyage
en Orient, non dépourvus de hachisch, il existe peu d'indices que
Macedonski en ait eu connaissance.[14]
Nous
en sommes encore réduits aux hypothèses en ce qui concerne la lecture
par l'écrivain roumain des Filles du feu et des Chimères
de Nerval. En revanche, ce qui est acquis, c'est que Macedonski a pris
connaissance de quelques-unes des poésies de Gérard dans la traduction
de son ami Mircea Demetriade. Il est évident aussi que Nerval et
Macedonski se retrouvent en puisant aux mêmes sources allemandes: le
mentor de Literatorul a en effet traduit une poésie de Heine (La
Comtesse palatine)[15],
ainsi qu'un fragment du Faust de Goethe[16];
des Années d'apprentissage de Wilhelm Meister il reprend un
extrait de La Chanson de Mignon et en fait un motto qu'il place en
tête d'un poème intitulé Tara tainica ("Le Pays mystérieux"):
Kennst Du das Land wo die Zitronen blühn?[17]
C'est
le même vers de Goethe cité par Nerval dans le Voyage en Orient,
en traduction française:
Connais-tu
la contrée où les citrons mûrissent...[18]
Le
pays légendaire nervalien, aux "saules tremblants" et "aux
citrons amers où s'imprimaient tes dents"[19]
devient chez Macedonski ce Pays mystérieux aux accents presque
baudelairiens:
Cunosti
tu oare tara
În
care primavara
E
iarna nencetata, O patrie în care
Traieste
fiecare
Cu
inima-nghetata?...
Eu
o cunosc.
Cunosti
acea câmpie
Imensa
si pustie,
Ce
vara când soseste,
Aprinsa
arde-n soare
Si
unde-avântul moare
Sau
jalnic lâncezeste?
Eu
o cunosc.
Sau
stii cumva tinutul
În
care Domn e lutul
Si
face pe trufasul?
Acolo
totdeauna
Cinstita
e minciuna
Si
nobil este lasul.
Ah!
eu îl stiu.
Si
oare mai stii înca
Prapastia
adânca,
O
gura nemblânzita
Ce
simte o placere
Junete
si putere
De
veacuri sa le-ghita?
Ah!
eu o stiu.[20]
En
donnant au symbolisme roumain naissant les premières traductions des Chimères,
Mircea C. Demetriade consacre le poète Gérard de Nerval en Roumanie à
la fin du XIXe siècle. Ce disciple de Macedonski, membre noctambule du cénacle
de Literatorul et du cercle de la Terrasse à Bucarest[21],
qui montre certaines inclinations vers des poètes modernistes comme
Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Richepin[22],
est lui aussi sensible chez Nerval au gouffre entre idéal et réel, entre
sommeil et veille, ainsi qu'à la dimension orientale qu'on retrouvera
plus tard chez lui dans un drame comme Visul lui Ali[23]
("Le rêve d'Ali"). Intéressant décalage historique, et riche
de significations: avec un Demetriade s'orientant vers "la poésie
ineffable et le symbolisme"[24],
Nerval pénètre dans la conscience roumaine de l'époque en même temps
que tous les maudits partis "plonger au fond du gouffre [...] pour
trouver du nouveau"[25].
Les
premières traductions de Nerval par Demetriade paraissent en 1893 dans Biblioteca
familiei ("Bibliothèque de la famille"), revue
d'orientation symboliste, dirigée par Vasile Alecsandrescu et rédigée
en partie par Demetriade lui-même. A la feuille, qui publie de nombreuses
traductions de poésies françaises (notamment celles de Catulle Mendès
et de Jean Richepin), collabore épisodiquement Macedonski, qui redonne là
plusieurs de ses Nuits.
Myrtho
("D'après Gérard de Nerval") paraît dans le numéro cinq de
la revue; au service de son auteur, le traducteur réussit à transposer
en roumain le rythme et les accents mystérieux du poème original. La Myrtho
de Demetriade, profondément enracinée dans le limon de la langue
roumaine, fut pour le public de l'époque une véritable révélation;
mais elle n'a rien perdu aujourd'hui de sa force majestueuse et envoûtante:
MYRTHO
Gândesc
la tine Myrtho, divina-ncântatoare,
Si
la Pausilipe de focuri mii lucind;
La
fruntea-ti inundata d-un soare rasarind,
La
strugurii cei negri, din vite balaioare.
Betia am sorbit-o din cupa-ti cu ardoare, Si din furisul fulger al vazului zâmbind; Când m-ai vazut naintea lui Iahu-ngenunchind,
Caci
Grecia ma dete fiu, muza iubitoare!
Eu
stiu de ce Vulcanu iar lava si-a pornit...
Cum
l-ai atins ieri ziua cu talpa ta divina,
Si
orizonturi-n graba, cenusa l-a-nvalit.
De
când normandul duce, zdrobii zeii-ti de tina
Sub
ramura de laur al lui Virgil, se-mbina
Ortensia
palita, cu Myrthul înverzit![26]
Suit,
dans le numéro six de Biblioteca familiei, la version roumaine de Horus,
toujours "D'après Gérard de Nerval":
HORUS
Knef
zeu prins de friguri pamântu-l zguduise; Atuncea Isis, muma din pat cum s-a sculat
C-un
gest plin de cainire spre sotul încruntat,
Si-n
ochii verzi cu focul din nou ce se ivise:
"Nu-l
vezi ca moare mosul cel ticalos, îi zise;
"Si
viscolile toate prin gura i-au scapat "Piciorul strâmb i-l leaga, sa-i stingi ochiul turbat
"Caci
zeu e pe vulcanuri si peste ireni domnise!
"A
si trecut Vulturu, un spirit nou ma cheama,
"În
rochia Cibelii ma-mbraca, caci el se cheama,
"Copilul
ce-l iubeste si Hermes si Osiris!"
Zeita
disparuse pe scoica d-aurita;
Dar
marea ne trimise imagina-i slavita
Si
cerul-l stralucise esarfa lui Iris.[27]
Antéros,
paru également dans Biblioteca familiei la même année, ne perd
rien de la beauté de l'original nervalien:
ANTEROS
Ma-ntrebi
de ce turbarea în inima-mi cloceste,
Pe
gâtu-mi ce se-ndoare, de ce-am cap neplecat;
Din
a lui Anteu stirpe, vezi zilele mi-am luat,
Re'ntorc
sageti spre zeul ce-nvingator, izbeste!
Da,
sunt dintre cei cari Damnatu-i îmbrânceste,
Cu
buza iritata, el, fruntea mi-a stigmat;
Sub
searbada paloare lui Abel sângerat
Simt
furia lui Cain c-ades ma stapâneste.
Iavek!
acel din urma ce geniu-ti sfarâmase,
Si
care "tiranie!" din fund de iad strigase:
Stramosul
meu fu, Belus, sau tatal meu Dagon...
De
trei ori m-afundara în unda cea Cocyta;
Si,
aparând-o singur pe mama-Amalecita,
Nainte-i
depun dintii batrânului dragon. -[28]
Quelques
années plus tard, au début du XXe siècle, Demetriade publie dans la
revue Românul literar ("Le Roumain littéraire") sa
meilleure traduction de Nerval. Il offre au public de l'époque l'image
d'un Desdichado naturellement enraciné dans la terre roumaine:
EL
DESDICHADO
Eu
sunt nemângâiatul, sunt vaduvu-ncruntat
Print
al Aquitaniei cu turnul în ruinare
Mi-e
singura stea moarta, si luthu-mi constelat
Melancolia
poarta pe veci, un negru soare.
În
moartea mormântala, tu ce m-ai mângâiat
Reda-mi
Pausilipe, Italia, a ei mare
Si
floarea ce-o placuse ast suflet dezolat
Si
vita ce cu roza se-mbina-n sarutare.
Amorul
sunt sau Phöbus? Lusignian?
Byron?
Mi-e
fruntea, de sarutul Reginei, rosie înca;
Visa-am
unde-noata Sirena-n gol de stânca.
Trecui
în doua rânduri ne'nvins prin Acheron;
Pe
a lui Orphei lira cântând pe rând nainte-i Cu tipetele zânei, suspinurile sfintei.[29]
[1]
A. VLAHUTA, “Curentul Eminescu”, in: A. VLAHUTA, Versuri si
proza, éd. Virgiliu Ene, coll. “Lyceum” 117, Bucarest:
Albatros, 1971, p. 268.
[2]
“Les douze poésies, groupées sous le titre général Les Chimères,
point de départ de la poésie pure. » (N.I. POPA, Studii de
literatura comparata, ed. cit., p. 313.
[3]
N. DAVIDESCU, Aspecte si directii literare, éd. Margareta
Feraru, Bucarest : Minerva, 1975, p. 615.
[4]
A. CIORANESCU, “M. Rollinat si satanismul în poezia româna »,
Viata româneasca, 1934(9), pp. 64-65.
[5]
Bonifaciu Florescu (1848-1899) était le fils illégitime de Nicolae
Balcescu. Il suivit ses études au Lycée Louis le Grand et devint
professeur de langue et de littérature françaises à Bucarest. Opposé
au cercle littéraire « Junimea » et à Maiorescu, il
fonda avec Macedonski la revue symboliste Literatorul (1880),
puis Duminica avec I.C. Savescu (1890). Il fit connaître par
ses traductions de nombreux poètes modernistes (Rollinat, Catulle
Mendès, Heredia, Poe, Banville).
[6]
B. FLORESCU, “Studii literare”, Literatorul, 21 juillet
1880, p. 360.
[7]
NERVAL, OE, I, p. 158 (Dédicace des Filles du feu).
[8]
B. FLORESCU, loc .cit.
[9]
Duminica, 1890(6), pp.
33-35. Cette traduction n’est pas signée, mais elle est mentionnée
à la page 99 du périodique comme faisant partie des Autres
traductions de Bonifaciu Florescu. Le francophile a déjà publié la
traduction du Monstre vert dans sa revue Povestitorul,
1876(9), pp. 136-139.
[10]
A. MACEDONSKI, “Nuvela în scrisori”, Literatorul,
1894(11-12).
[11]
A. MACEDONSKI, Poezii, éd. Elizabeta
Brâncus et Adrian Marino, série “Patrimoniu”, Bucarest: Minerva,
1979, p. 18 (Poetii, « Les poètes »).
[12]
Ibidem.
[13]
Toutefois Charles Drouhet, dans une étude consacrée spécialement à
l’influence française sur la poésie de Macedonski, ne décèle
aucune sorte d’influence de Nerval sur l’auteur des Bronzes
(C. DROUHET, « Influenta franceza în poezia lui Macedonski »,
Revista Fundatiilor regale, 1940(1), Bucarest : Imprimeria
nationala, 1940).
[14]
A. MARINO, Opera lui Alexandru Macedonski, Bucarest :
E.P.L., 1967, p. 176.
[15]
A. MACEDONSKI, Opere, éd. Tudor Vianu, Bucarest: Fundatia
pentru literatura si arta “Regele Carol II”, 1939, I, p. 278 (Contesa
palatina).
[16]
Ibidem, pp. 271-277.
[17]
A. MACEDONSKI, Poezii, ed. cit., p. 238.
[18]
NERVAL, OE, II, p. 120.
[19]
NERVAL, OE, I, p. 5 (Delfica).
[20]
“Le pays secret”. Voici une traduction littérale :
Kennst du
das Land
Wo die
Zitronen blühn?
Connais-tu
le pays
Où
le printemps
Est
l’hiver incessant,
Une
patrie où
Chacun
vit
Le
cœur glacé ?…
Moi
je le connais.
Connais-tu
cette plaine
Immense
et déserte,
Qui
lorsque vient l’été
Brûle
ardente au soleil
Et
où l’élan meurt
Quand
il ne languit pas ?
Moi
je la connais.
Et
sais-tu la contrée
Où
Seigneur est l’argile
Qui
s’enorgueillit ?
Là-bas
toujours
Honorable
est le mensonge
Et
noble le lâche.
Ah !
moi je la sais.
Et
sais-tu donc encore
Le
gouffre profond,
Cette
bouche indomptable
Qui
ressent plaisir,
Jeunesse
et puissance,
Depuis
toujours à l’engloutir ?
Ah !
moi je le sais.
(Literatorul, 1895, n° 1.)
[21]
T. VIANU, Opere, éd. Sorin
Alexandrescu et alii, Bucarest : Minerva, 1971, p. 214.
[22]
A. CIORANESCU, loc. cit.
[23]
In: M. DEMETRIADE, Opere dramatice, Bucarest: Tipografia
Niculescu, 1905.
[24]
G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în
prezent, éd. A. Piru, 2e édition, Bucarest :
Minerva, 1982, p. 532.
[25]
C. BAUDELAIRE, Oeuvres complètes, éd. Marcel Ruff,
coll. “L’intégrale”,
Paris: Seuil, 1968, p. 124 (Le Voyage).
[26]
Biblioteca familiei,
1893(5), p. 63.
[27]
Biblioteca familiei,
1893(6), p. 79.
[28]
Biblioteca familiei,
1893(7), p. 92.
[29]
Românul literar,
1905(45), p. 620. Reproduit dans Ilustratiunea nationala,
1913(10-12), p. 10 (Sonet).
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