Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

 

LA PRESSE DES ANNEES 1900

 Dans les années marquées en Roumanie par le développement du courant "moderniste", Nerval n'est pas seulement l'objet du culte de quelques initiés francophiles. Toutes tendances confondues, et à divers égards, la presse roumaine semble s'intéresser toujours davantage à l'écrivain français.[1]

 

Ainsi, L'Indépendance roumaine publie en 1890 l'Histoire véridique du canard, où Gérard retrace sur le mode humoristique l'histoire de la presse[2]. On se souvient que six ans plus tôt le journal bucarestois de Frédéric Damé a été le principal acteur d'une violente polémique autour d'un mot de Nerval.

 

Telegraful român ["Le Télégraphe roumain"] publie en 1891 une légende des Chansons et légendes du Valois[3]. Il s'agit de La reine des poissons, "le conte de veillée" qui termine le recueil de Nerval. La revue est dirigée par Ioan Bibicescu, éminent folkloriste qui publiera deux ans plus tard un florilège de poésies populaires transylvaines, sauvant comme Gérard "une foule de petits chefs-d'oeuvre qui se perdent de jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé"[4].

 

Une publication aussi populaire que Foaia pentru toti [La Feuille pour tous] juge bon de présenter Nerval à ses lecteurs, en 1898, un travers un extrait du Voyage en Orient, traduit en roumain par un certain "père Dimitru" sous le titre de Nunta egipteana ["La noce égyptienne"][5].

 

La thématique et la structure mêmes de l'oeuvre de Nerval rendent celle-ci intéressante aux yeux des publicistes roumains: Gérard a publié ses textes dans la presse avant de les réunir en volume, et la nouvelle nervalienne se moule parfaitement dans le genre du feuilleton. Ainsi Jemmy, texte "imité de l'allemand", attire l'attention des rédacteurs de România juna ["La Jeune Roumanie"] en 1900: ils en publient la traduction à la une[6].

 

Quatre ans plus tard, Românul ["Le Roumain"] consacre l'une de ses "pages latines" au centenaire de George Sand. "Afin de faire revivre l'âme de l'époque admirable où vécut le génial écrivain", la feuille publie l'une des Premières poésies de Musset, suivie d'une belle traduction en prose de Fantaisie, par Nicolae A. Ionescu. Tous les prétextes sont bons pour parler de Nerval:

 

REVERIE

 

Este o arie pentru care as da, pe întreg Rossini, pe Mozart si pe tot Weber, o arie veche, lâncezânda si funebra, care pentru mine singur are tainic farmec. Când o ascult, cu doua sute de ani sufletul meu întinereste.

Este sub Ludovic al XIII-lea... si îmi pare ca vad întinzându-se o câmpie verde, pe care apusul o aureste; apoi apare un castel de caramida cu colturi de piatra, cu geamuri pictate, cu aprinse culori, încins cu parcuri mari, cu o gârla, care se strecoara printre flori. Apoi apare o castelana, la fereastra din colt, blonda, cu ochi de jasp si cu haine de moda vechie... Si pe care poate într-o alta viata am vazut-o si acum mi-o amintesc![7]

   

 

Toujours à l'occasion du centenaire de la naissance de Georges Sand, Caion écrit dans le même grand quotidien Românul:

 

Je vois près de George Sand ce chantre divin qu'est Alfred de Musset; j'aperçois aussi Arsène Houssaye, délicat coloriste et homme du monde; je distingue encore, à travers le flou de l'évocation, un jeune homme noble et aux pensées folles - vous avez deviné que je veux nommer Gérard de Nerval, qui se suicida avec cette corde de cuisine qu'on appelle cordon de Mme de Maintenon.[8]

 

 

A l'aube de la première renaissance nervalienne, à l'occasion de la prochaine inauguration de la statue de Nerval à Paris, le quotidien Viitorul ["L'avenir"] publie en juillet 1912 une note biographique sur l'auteur de Sylvie: "Gérard de Nerval - une page de la vie intime du grand rêveur qui aura son monument à l'automne prochain"[9]. La même publication rend compte en 1913 du Marquis de Fayolle, édité chez Nillson; la préface d'Edouard Gorges est analysée en détail[10].

 

En 1912, Caton Teodorian révèle dans Românul que Nerval est celui qui a initié Gautier. C'est Gérard qui l'a conduit chez Victor Hugo "pour qu'il s'incline devant le héros du jour"[11].

 

Enfin, en 1906, Epoca ["L'époque"] publie en deux numéros l'une des Filles du feu de Nerval, Emilie[12]. La traduction, très soignée, est signée "A. E.". Cinq ans plus tard, dans Ordinea ["L'ordre"], journal conservateur-démocrate à grand tirage, le même "A. E." publie une traduction des premières pages d'Aurélia; elle restera malheureusement inachevée[13]. Cette Aurélia roumaine est due sans doute à Artur Enasescu. Acte de culture, certes, mais aussi signature d'un pacte de fraternité dans la douleur: "jeune homme de bonne famille"[14], Enasescu accomplira à 33 ans sa propre "descente aux enfers"; il n'en reviendra pas.

 


[1] Nous avons négligé un article publié en 1884 et qui trahit la curiosité d’une époque: “Une sorte de folie. Sur une aventure de Gérard de Nerval, l’écrivain de grand talent, mais déséquilibré » ; voir Românul, 7 mars 1884, p. 223.

[2] L’Indépendance roumaine, XIV, 1890(3931), pages 1 et 2.

[3] NERVAL, “Regina Pestilor”, Telegraful român, 1891(777), p. 2.

[4] NERVAL, OE, I, p. 284 (Chansons et légendes du Valois).

[5] NERVAL, “Nunta egipteana”, Foaia pentru toti, 1898(26), pp. 322-323. Il s’agit d’un passage des Femmes du Caire, depuis « Le cortège avançait fort lentement... » jusqu’à « … avec le bruit des cymbales et des tympanons. » (NERVAL, OE, II, pp. 94-96).

Nerval commence à intéresser également, à cette époque, les spécialistes de la littérature du voyage. Le futur critique littéraire Eugen Lovinescu soutient à Paris une thèse de doctorat où quelques lignes concernent Nerval ; cf. E. LOVINESCU, Les voyageurs français en Grèce au XIXe siècle (1800-1900), Paris : Champion, 1909 , p. 148.

[6] NERVAL, “Jemmy”, România juna, 1900, n° 271, p. 1; n° 278, p. 1.

[7] NERVAL, “Reverie” [“Fantaisie”], Românul, 1904(26-27), p. 197.

[8] Românul, XLVIII, 1904(16), p. 121.

[9] “Gérard de Nerval”, Viitorul, 1912(1586), p. 2.

[10] “Un roman inedit de Gérard de Nerval”, Viitorul, 1913(1915), p. 2.

[11] Românul, II, 1912(66), p. 1.

[12] NERVAL, “Emilia”, Epoca, 1906, n° 306-310; 312-314. Repris dans Ordinea, 1911, n° 1144-1145; 1147; 1149; 1151; 1153; 1155.

[13] NERVAL, “Aurelia”, Ordinea, n° 1158, p. 2; 1166, p. 2.

[14] G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în prezent, ed. cit., p. 727.

 

   (c) Michel Wattremez, 1986

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