Michel Wattremez

 

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

 

 

AUTOUR DE "JUNIMEA"

 

Il faut attendre le début des années 1870, lorsque la Roumanie, ayant enfin trouvé son unité nationale dans l'union des Principautés, peut songer sereinement à la recherche d'une esthétique plus dégagée des formes historiques tangibles[1], pour qu'une certaine élite culturelle, représentée en premier lieu par Titu Maiorescu, considère la poésie comme "un produit de luxe de la vie intellectuelle, une noble utilité, comme aurait si bien dit Mme de Staël"[2], vainquant du même coup une partie des résistances roumaines opposées jusque-là à l'oeuvre d'un Nerval.

 

Titu Maiorescu

La réception de l'écrivain français a lieu conjointement à celle de la philosophie idéaliste allemande, très discutée dans le cercle de Maiorescu et de "Junimea" (La Jeunesse) de Iasi, et, plus généralement, à celle d'une culture germanique qui commence à influencer profondément la littérature roumaine, notamment avec Mihai Eminescu[3]. C'est toute la face cachée du romantisme français que l'on commence à découvrir peu à peu, et l'essence ce que le mouvement a été profondément en Allemagne - romantisme lunaire, mystérieux, onirique, cultivant le goût de l'irrationnel, du fantastique et du mysticisme. Dans une étude consacrée aux rapports existant entre Eminescu et le romantisme français, le comparatiste et nervalien N.I. Popa a montré avec justesse le changement de mentalité opéré en Roumanie dès le grand poète national, en dépit d'une francophobie en fait superficielle chez celui-ci:

 

L'intérêt d'Eminescu se dirigea visiblement vers la France libre et progressiste des romantiques Théophile Gautier, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval, Vigny, Auguste Barbier, probablement Baudelaire, qui ouvraient des voies nouvelles à la révolte romantique et qui offraient des solutions aux besoins d'élargissement du monde extérieur à travers l'évasion dans le passé, dans la fantaisie, dans le fantastique, dans l'exotisme, dans la poésie cosmique et dans le rêve, et à ceux d'approfondissement de la vie intérieure à travers la méditation, la découverte et l'analyse de la vie souterraine, le nocturne.[4]

 

C'est si vrai qu'un comparatiste roumain condisciple de N.I. Popa - I.M. Rascu - a soutenu en 1932, dans une étude similaire[5], qu'Eminescu était l'auteur de la traduction du Monstre vert de Gérard de Nerval, publiée en 1882 dans Timpul ("Le Temps"), journal conservateur, sous le titre de Monstrul verde[6]. Eminescu trouve sans doute chez un Nerval en si profonde communion avec lui (comme nous l'avons amplement montré dans une étude récente[7]) le charme d'une histoire insolite et fantastique teintée d'un humour tout à sa convenance. Mais il convient surtout d'insister sur le fait qu'un journal politique aussi prestigieux que Timpul, engagé avec tant d'ardeur dans le vaste débat d'idées de l'époque, juge bon de révéler à ses lecteurs un écrivain français comme Nerval.

 

Mais Eminescu et "Junimea" ne sont pas seuls sensibles à l'expérience de Gérard. En 1875, un certain Demetriu G. Ionnescu, qui n'est autre que le futur Take Ionescu, homme politique roumain très célèbre au début du XXe siècle, publie dans Revista Junimei ("La Revue de la Jeunesse"), périodique résolument antijunimiste dirigé un moment par Alexandru Macedonski, une nouvelle fantastique et utopique intitulée Spiritele anului 3000 - impresiuni de calatorie[8] ("L'esprit de l'an 3000 - impressions de voyage"). Ce récit fait du tout jeune élève de dix-sept ans l'un des précurseurs de l'histoire d'anticipation en Roumanie. Acide pamphlet dirigé contre les membres de la société littéraire "Junimea", dont Maiorescu est le mentor et qui compte parmi ses membres Eminescu lui-même, Spiritele anului 3000 raconte le voyage extraordinaire, en l'an 3000, de l'auteur, qui, guidé par un concitoyen de l'époque, découvre avec suprise comment le public juge la culture et la littérature roumaines de la fin du XIXe siècle. Le narrrateur rencontre bientôt l'aqmour en la personne d'une "brune passionnée, aux yeux pleins de flamme et au corps plein de grâve", à laquelle il ne peut résister:

 

 

Il était écrit que je devais m'amouracher en l'an 3000. Et pourquoi? Gérard de Nerval n'était-il pas amoureux de la Reine de Saba, morte' depuis 3000 ans? Dès lors mon coeur fut charmé, et, possédant la folie, je crus posséder l'amour.[9]

 

L'allusion de Ionnescu révèle indiscutablement le succès rencontré par Nerval en Roumanie auprès de la jeune génération: elle prouve en effet que l'oeuvre de l'écrivain français est connue dans le détail, dès 1875, par un jeune lycéen de dix-sept ans![10]

 

 

Quelques années plus tard, la notoriété de Nerval est telle en Roumanie qu'une violente polémique éclate à son sujet, entre Vointa nationala ("La Volonté nationale"), grand quotidien libéral, et le journal bucarestois de Frédéric Damé, L'Indépendance roumaine. Le désaccord porte sur l'authenticité d'un mot de Goethe rapporté par Eckermann et concernant la traduction du Faust par Gérard. Vointa nationala commet l'erreur d'affirmer que Goethe s'est confié directement à Nerval. Le ton s'envenime rapidement. Frédéric Damé clôt la polémique en intervenant personnellement dans les colonnes de L'Indépendance roumaine. Il y publie les avis autorisés de Louis Ulbach et de Frédéric Sarcey, qui lui donnent raison, ainsi que la lettre qu'il a reçue d'Arsène Houssaye, "le meilleur ami de Gérard de Nerval":

 

Frédéric Damé (1849-1907)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Arsène Houssaye

Caricature par Nadar

 

Monsieur,

Gérard, s'il vivait, se garderait bien de vous répondre, tant il eût été fier du bruit qui se fait, du côté de l'Orient, autour de son nom.

La vérité, c'est qu'en ses jours de fièvre, il parlait d'une lettre de Goethe, et, qu'en ses jours de réveil, il ne se souvenait que de la sympathie du grand poète; car il était tour à tour le plus sage et le plus fou des hommes, cet ami que nous avons tous pleuré.

Je dois vous dire que la famille de Gérard de Nerval m'a remis tous ses autographes, manuscrits et lettres. Or, je n'y ai point trouvé de lettre de Goethe.

Goethe lui devrait bien cela, car si Goethe a vécu de Faust, Gérard en est mort.

Agréez, Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.  

    Arsène Houssaye

 

P.-S.: Alfred Delvau n'a pas connu Gérard de Nerval. Les historiens posthumes ne doutent de rien.[11]  

Au prix de grands sacrifices en vies humaines, la Roumanie a acquis en 1878, au Traité de Berlin, une indépendance chèrement gagnée par sa participation, aux côtés de la Russie, à la défaite de la Porte. En 1881, Carol de Hohenzollern a été couronné roi de Roumanie, marquant ainsi l'avant-dernière étape de la centralisation de l'Etat unitaire... Dans ces nouvelles conditions historiques, quel sera l'accueil réservé par la littérature roumaine à l'oeuvre de Gérard de Nerval?  

 


[1] N.I. Apostolescu avance une idée qui va dans le sens de nos propos. Qualifiant, dans une heureuse formule, le romantisme français de « rêve de jeunesse », l’auteur écrit que la Roumanie le dépassera un peu plus tard pour le retrouver dans es aspects les plus originaux : « Et les premiers moments d’enthousiasme politique et social passés, on ne s’en tiendra pas seulement aux idées ; on cherchera à soigner la forme et à s’approprier aussi et autant que possible les allures des écoles dérivées du Romantisme ou aimées de celui-ci : on chantera Ronsard et on imitera Baudelaire ou Gérard de Nerval. » (N.I. Apostolescu, L’influence des romantiques français sur la poésie roumaine, Paris : Champion, 1909, p. 64.

[2] T. MAIORESCU, “Poezia româna. Cercetare critica”, in: T. MAIORESCU, Din “Critice”, ed. cit., p. 81.

[3] Maiorescu prepare son doctorat de philosophie à l’université de Giessen et il accomplit de fréquents séjours à Berlin, où il publie en 1861 un ouvrage intitulé Einiges Philosophische in Gemeinfasslicher Form. Eminescu suit ses études supérieures aux universités de Vienne (1869-1872) et de Berlin (1872-1874). Cf. G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în present, éd. A. Piru, 2e édition, Bucarest : Minerva, 1982, pp. 355-371 ; 431-464.

[4] N.I. POPA, “Eminescu si romantismul francez”, in: N.I. POPA, Studii de literatura comparata, éd. Zaharia Sângeorzan, Iasi : Junimea, 1981, p. 176.

[5] Reproduit dans le volume Eminescu si cultura franceza, éd. A. Schreiber et D. Murarasu, Bucarest : Minerval, 1976, p. 102.

[6] Timpul, 1882(120), pp. 2-3. Parmi les trouvailles du traducteur, signalons “câteva litrisoare” pour “quelques chopines” et “o sticlisoara” pour “une aimable bouteille”.

[7] M. WATTREMEZ, “Mihai Eminescu et Gérard de Nerval. Etude comparative », Caietele Mihai Eminescu, VI, Bucarest : Eminescu, 1985, pp. 143-166. Plus qu’une étude des correspondances et des similitudes, c’est un essai sur les profondeurs de l’être qui unissent les deux écrivains au cœur même de leurs différences.

Découvrant de nombreuses analogies entre l’Aurélia de Gérard et la nouvelle Sarmanul Dionis d’Eminescu, N.I. Popa a posé nettement le problème dès 1925, en affirmant que s’il est peu probable que Nerval a influencé directement Eminescu, il est clair en revanche que « nous sommes en présence de deux esprits de tournure différente, mais qui puisent ou se retrouvent aux mêmes sources » : la philosophie agnostique allemande, l’idéalisme kantien, le fantastique hoffmanesque, la tradition orientale et le panthéisme spiritualiste d’un Herder. (N.I. POPA, « Le sentiment de la mort chez Gérard de Nerval », Mélanges de l’Ecole roumaine en France, 2e partie, Paris : Gamber, 1925, p. 142.)

Plus récemment, Viorel Alecu remarque que « la coïncidence de nombreux thèmes romantique atteste l’existence d’un esprit du siècle dont les deux écrivains n’ont pas pu faire abstraction ». Le comparatiste rélève de nombreuses similitudes entre Archeus et Sarmanul Dionis d’une part, et Aurélia d’autre part (V. ALECU, « Eminescu si Gérard de Nerval », Ramuri, II, 1972(7), pp. 16-17).

De son côté, Maria-Daniela Bârzeanu a signalé avec pertinence certaines « correspondances et analogies » chez Nerval et Eminescu, quant aux idées (métempsycose, anamnèse) et au motif du double (M.-D. BARZEANU, « Eminescu si Nerval », Ramuri, IX, 1983(6), p. 14).

L’étude de Marina Muresanu Ionescu, plus approfondie, aboutit au même constat (M. MURESANU IONESCU, « Structuri narative la Eminescu si Nerval », Convorbiri literare, XCIII, 1987, 1206, p. 4 ; 1207, p. 3).

[8] Revista Junimei, 1875(8).

[9] Ibidem, p. 451.

[10] A noter que N.I. Apostolescu a signalé un rapprochement possible entre les vers d’un poète de l’époque, B.P. Hasdeu (Dumnezeu, « Dieu », v. 82-93) et les Vers dorés de Nerval (N.I. Apostolescu, op. cit.).

[11] Sur le développement de cette mémorable polémique, consulter Vointa nationala, 1884, n° 18, 21, 24, 27 ; L’Indépendance roumaine, 1884, n° 2051, 2054, 2057, 2058, 2060, 2076.

(c) Michel Wattremez, 1986

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