Michel
Wattremez
La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)
AUTOUR
DE "JUNIMEA"
Il faut attendre le début des années 1870, lorsque la Roumanie, ayant enfin trouvé son unité nationale dans l'union des Principautés, peut songer sereinement à la recherche d'une esthétique plus dégagée des formes historiques tangibles[1], pour qu'une certaine élite culturelle, représentée en premier lieu par Titu Maiorescu, considère la poésie comme "un produit de luxe de la vie intellectuelle, une noble utilité, comme aurait si bien dit Mme de Staël"[2], vainquant du même coup une partie des résistances roumaines opposées jusque-là à l'oeuvre d'un Nerval.
L'intérêt d'Eminescu se dirigea visiblement vers la France libre et progressiste des romantiques Théophile Gautier, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Gérard de Nerval, Vigny, Auguste Barbier, probablement Baudelaire, qui ouvraient des voies nouvelles à la révolte romantique et qui offraient des solutions aux besoins d'élargissement du monde extérieur à travers l'évasion dans le passé, dans la fantaisie, dans le fantastique, dans l'exotisme, dans la poésie cosmique et dans le rêve, et à ceux d'approfondissement de la vie intérieure à travers la méditation, la découverte et l'analyse de la vie souterraine, le nocturne.[4]
C'est
si vrai qu'un comparatiste roumain condisciple de N.I. Popa - I.M. Rascu -
a soutenu en 1932, dans une étude similaire[5], qu'Eminescu était l'auteur de la traduction du Monstre
vert de Gérard de Nerval, publiée en 1882 dans Timpul
("Le Temps"), journal conservateur, sous le titre de Monstrul
verde[6].
Eminescu trouve sans doute chez un Nerval en si profonde communion avec
lui (comme nous l'avons amplement montré dans une étude récente[7])
le charme d'une histoire insolite et fantastique teintée d'un humour tout
à sa convenance. Mais il convient surtout d'insister sur le fait qu'un
journal politique aussi prestigieux que Timpul, engagé avec tant
d'ardeur dans le vaste débat d'idées de l'époque, juge bon de révéler
à ses lecteurs un écrivain français comme Nerval. Mais Eminescu et "Junimea" ne sont pas seuls sensibles à l'expérience de Gérard. En 1875, un certain Demetriu G. Ionnescu, qui n'est autre que le futur Take Ionescu, homme politique roumain très célèbre au début du XXe siècle, publie dans Revista Junimei ("La Revue de la Jeunesse"), périodique résolument antijunimiste dirigé un moment par Alexandru Macedonski, une nouvelle fantastique et utopique intitulée Spiritele anului 3000 - impresiuni de calatorie[8] ("L'esprit de l'an 3000 - impressions de voyage"). Ce récit fait du tout jeune élève de dix-sept ans l'un des précurseurs de l'histoire d'anticipation en Roumanie. Acide pamphlet dirigé contre les membres de la société littéraire "Junimea", dont Maiorescu est le mentor et qui compte parmi ses membres Eminescu lui-même, Spiritele anului 3000 raconte le voyage extraordinaire, en l'an 3000, de l'auteur, qui, guidé par un concitoyen de l'époque, découvre avec suprise comment le public juge la culture et la littérature roumaines de la fin du XIXe siècle. Le narrrateur rencontre bientôt l'aqmour en la personne d'une "brune passionnée, aux yeux pleins de flamme et au corps plein de grâve", à laquelle il ne peut résister:
Il était écrit que je devais m'amouracher en l'an 3000. Et pourquoi? Gérard de Nerval n'était-il pas amoureux de la Reine de Saba, morte' depuis 3000 ans? Dès lors mon coeur fut charmé, et, possédant la folie, je crus posséder l'amour.[9]
L'allusion
de Ionnescu révèle indiscutablement le succès rencontré par Nerval en
Roumanie auprès de la jeune génération: elle prouve en effet que
l'oeuvre de l'écrivain français est connue dans le détail, dès 1875,
par un jeune lycéen de dix-sept ans![10]
Au
prix de grands sacrifices en vies humaines, la Roumanie a acquis en 1878,
au Traité de Berlin, une indépendance chèrement gagnée par sa
participation, aux côtés de la Russie, à la défaite de la Porte. En
1881, Carol de Hohenzollern a été couronné roi de Roumanie, marquant
ainsi l'avant-dernière étape de la centralisation de l'Etat unitaire...
Dans ces nouvelles conditions historiques, quel sera l'accueil réservé
par la littérature roumaine à l'oeuvre de Gérard de Nerval? |
[1]
N.I. Apostolescu avance une idée qui va dans le sens de nos propos.
Qualifiant, dans une heureuse formule, le romantisme français de
« rêve de jeunesse », l’auteur écrit que la Roumanie
le dépassera un peu plus tard pour le retrouver dans es aspects les
plus originaux : « Et les premiers moments d’enthousiasme
politique et social passés, on ne s’en tiendra pas seulement aux idées ;
on cherchera à soigner la forme et à s’approprier aussi et autant
que possible les allures des écoles dérivées du Romantisme ou aimées
de celui-ci : on chantera Ronsard et on imitera Baudelaire ou Gérard
de Nerval. » (N.I. Apostolescu, L’influence des romantiques
français sur la poésie roumaine, Paris : Champion, 1909, p.
64.
[2]
T. MAIORESCU, “Poezia româna. Cercetare critica”, in: T.
MAIORESCU, Din “Critice”, ed. cit., p. 81.
[3]
Maiorescu prepare son doctorat de philosophie à l’université de
Giessen et il accomplit de fréquents séjours à Berlin, où il
publie en 1861 un ouvrage intitulé Einiges Philosophische in
Gemeinfasslicher Form. Eminescu suit ses études supérieures aux
universités de Vienne (1869-1872) et de Berlin (1872-1874). Cf.
G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în
present, éd. A. Piru, 2e édition, Bucarest :
Minerva, 1982, pp. 355-371 ; 431-464.
[4] N.I. POPA, “Eminescu si romantismul francez”, in: N.I. POPA, Studii de literatura comparata, éd. Zaharia Sângeorzan, Iasi : Junimea, 1981, p. 176.
[5]
Reproduit dans le volume Eminescu si cultura franceza, éd. A.
Schreiber et D. Murarasu, Bucarest : Minerval, 1976, p. 102.
[6]
Timpul, 1882(120), pp.
2-3. Parmi les trouvailles du traducteur, signalons “câteva
litrisoare” pour “quelques chopines” et “o sticlisoara” pour
“une aimable bouteille”.
[7]
M. WATTREMEZ, “Mihai Eminescu et Gérard de Nerval. Etude
comparative », Caietele Mihai Eminescu, VI, Bucarest :
Eminescu, 1985, pp. 143-166. Plus qu’une étude des correspondances
et des similitudes, c’est un essai sur les profondeurs de l’être
qui unissent les deux écrivains au cœur même de leurs différences.
Découvrant
de nombreuses analogies entre l’Aurélia de Gérard et la
nouvelle Sarmanul Dionis d’Eminescu, N.I. Popa a posé
nettement le problème dès 1925, en affirmant que s’il est peu
probable que Nerval a influencé directement Eminescu, il est clair en
revanche que « nous sommes en présence de deux esprits de
tournure différente, mais qui puisent ou se retrouvent aux mêmes
sources » : la philosophie agnostique allemande, l’idéalisme
kantien, le fantastique hoffmanesque, la tradition orientale et le
panthéisme spiritualiste d’un Herder. (N.I. POPA, « Le
sentiment de la mort chez Gérard de Nerval », Mélanges de
l’Ecole roumaine en France, 2e partie, Paris :
Gamber, 1925, p. 142.)
Plus
récemment, Viorel Alecu remarque que « la coïncidence de
nombreux thèmes romantique atteste l’existence d’un esprit du siècle
dont les deux écrivains n’ont pas pu faire abstraction ». Le
comparatiste rélève de nombreuses similitudes entre Archeus
et Sarmanul Dionis d’une
part, et Aurélia
d’autre part (V. ALECU, « Eminescu si Gérard de Nerval »,
Ramuri,
II, 1972(7), pp. 16-17).
De son côté, Maria-Daniela Bârzeanu a signalé avec pertinence
certaines « correspondances et analogies » chez Nerval et
Eminescu, quant aux idées (métempsycose, anamnèse) et au motif du
double (M.-D. BARZEANU, « Eminescu si Nerval », Ramuri,
IX, 1983(6), p. 14).
L’étude de Marina Muresanu Ionescu, plus approfondie, aboutit au même
constat (M. MURESANU IONESCU, « Structuri narative la Eminescu
si Nerval », Convorbiri
literare,
XCIII, 1987, 1206, p. 4 ; 1207, p. 3).
[8]
Revista Junimei,
1875(8).
[9]
Ibidem, p. 451.
[10]
A noter que N.I. Apostolescu a signalé un rapprochement possible
entre les vers d’un poète de l’époque, B.P. Hasdeu (Dumnezeu,
« Dieu », v. 82-93) et les Vers dorés de Nerval (N.I. Apostolescu, op. cit.).
[11] Sur le développement de cette mémorable polémique, consulter Vointa nationala, 1884, n° 18, 21, 24, 27 ; L’Indépendance roumaine, 1884, n° 2051, 2054, 2057, 2058, 2060, 2076.
(c) Michel Wattremez, 1986
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