PRÉFACE
Souffrance qui fait vivre dans le sacré du verbe: par son chant d'éternité, Eminescu fonde à nouveau l'essence même de la poésie. Souffrance sans larmes; sève de l'expérience humaine; passion qui pose le chant comme essai des limites, dans le sillage de Hölderlin et de Nerval:
Il faut vivre et se blesser, Et souffrir, recommencer, Pour entendre l'herbe pousser. (Dans les classes vermoulues...)
Travail du deuil, comme si, de «val d'éternité» en vallée de larmes, l'oeuvre poétique désespérait de dire l'agonie du monde: pas la mort d'un amour qu'on croise ou suit en chemin, pas les «gémissements poétiques» du siècle de Lautréamont, pas les hoquets de l'angoisse et du dégoût (je pense à toi, Eminescu, traînant tes derniers jours d'hôpital en asile d'aliénés) ; non -- cette ombre géante et crépusculaire qui croît, dissout l'univers. Sans qu'il faille déprécier la création anthume d'Eminescu (et j'en transcrirai un jour quelques feuilles de haute sismicité), ce tourment se manifeste plus nettement dans son oeuvre poétique inachevée, à travers une recherche inlassable du «mot qui exprime la vérité», et les tressaillements d'une écriture et d'une forme ouvertes, non figées. Discrets, éloignés des orgues de la rhétorique, ces chants d'outre-tombe et qui semblent ceux d'un autre, laissent la poésie se faire mieux entendre. La distance qui sépare irrémédiablement les êtres, évoquée par les éléments familiers de la nature, vient se couler dans le vers libre, avec la transparence d'un Eluard:
Entre ta vie et la mienne S'immiscèrent les hommes. (Un jour tu me demandais)
Dans un monde abandonné des dieux, la recherche désespérée du transcendant prend tantôt la forme d'une annihilation très moderne du Dieu pourrissant, égoïste solitaire dont se paissent les vers que sont les hommes ; tantôt, lorsque le poète ressource son chant à la table des dieux (Au fond des mers du Nord…), celle d'une quête dyonisiaque où la poésie sort de son lit de «fleuve majestueux et fertile», -- à moins qu'elle ne retrouve la force et la candeur virile d'une prière de Villon:
Nous qui par la grâce du Père Faisons de l'ombre à cette terre, Nous implorons toute merci À l'astre de la mer aussi. (Prière)
Contemporains de cette fin de siècle par la puissance des motifs de dissolution et de fusion de l'être dans la matérialité cosmique, mais aussi par la cinglante lapidarité d'un message poétique coulé dans le moule de l'aphorisme ou des formules crypto-mythiques, les poèmes posthumes d'Eminescu révèlent aujourd'hui l'incroyable densité d'une expérience écartelée entre profusion et mise en doute essentielle de sa transmissibilité:
Alors mon chant d'éternité a gonflé ses ailes en flammes vers la mire du ciel, tant qu'à la fin la terre s'est perdue au loin; De l'onde ultramarine ma coque est ébranlée, et mon navire antique est lourd de noires pensées: mais sais-je où l'utopie m'emporte? Ma vie est un champ de regain, une plaine sans fond ni hauteur. Le volcan mort a tari sa lave éternelle. (Au fond des mers du Nord...)
Avec complicité et résignation, le lecteur attend ici que le traducteur pleure et chante à la fois, dans une litanie inspirée, la difficulté d'être né quelque part, l'impénétrabilité du Dor roumain, l'original vénéré et le double redouté, le texte authentique et la copie non conforme, le charme troublant des belles infidèles, la modestie du scribe au service du génie, l'assassinat de la poésie par les linguistes, le massacre du sens par les soi-disant lettrés, l'impossibilité de restituer la poésie sans la tuer, l'innocence du traduire et la perversité du trahir, le découpage original par les langues du champ de la réalité, les tourments de la transmutation de l'or en fausse monnaie... A d'autres. Pour aggraver un peu plus le cas, je transcris:
Au matin, je me suis couché dans l'herbe De la nuit aux rosées d'étoiles; J'ai soufflé mon haleine sur leurs flocons de braise Et des rochers de lave j'ai veillé leur naissance. A midi, je me suis rafraîchi de rêves: Un flocon d'étoile sur mes cils s'est posé -- De l'univers un rayon d'écume l'a brûlé Et la nuit soudain m'a promis délivrance. À minuit, j'ai revu les glaces du vieux Nord, Dans mes yeux de sable luisait l'étoile polaire; Trois cygnes aux ailes blanches humaient le froid silence -- Quand l'ange de la mort s'est dissout dans la mer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
(În zori pe iarbă m-am culcat…, 1883)
MICHEL WATTREMEZ
© Michel Wattremez, 2002
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