Les poèmes d'Eminescu pénètrent dans la culture française
(critique de la première édition des Posthumes d'Eminescu dans la version de M. Wattremez)
(Annie Bentoiu, România literara, 20, 1997, 21-27 mai, p. 10.) Les Editions de la Fondation Culturelle Roumaine nous réservent en ce printemps une joie et une surprise. La joie est la parution d'un livre bilingue intitulé "Mihai Eminescu, Poèmes posthumes suivis de Fragmentarium", dans la version française de Michel Wattremez. Le traducteur a déjà prouvé son affinité avec l'univers eminescien par une superbe traduction du Pauvre Dionis, publiée il y a quatre ans en Arles, chez Actes Sud. D'autant plus grande a été notre impatience d'ouvrir ce volume, assez mince, et de pénétrer dans cette version crayonnée par Wattremez de l'univers intérieur d'Eminescu. Le sommaire contient 22 poèmes et couvre la période 1868-1883. Notre surprise, en tant que Roumains, est de voir sélectionnées ici quelques-unes des premières productions poétiques, que nous lisons parfois le coeur serré par telle maladresse de langue du débutant encore adolescent. Transfigurées en français, elles ne se montrent en rien inférieures aux autres, étant dès le début de la même substance. Il ne s'agit ici que de l'un des thèmes de méditation suscités par ce volume réduit mais d'une rare densité. Vers la fin, dans le sommaire qui comprend aussi des poèmes d'ample respiration, apparaissent de nouveau des fragments et morceaux de ce qui ressemble à des copeaux du tronc d'Hypérion et des derniers poèmes publiés dans Convorbiri; leur rôle est de fermer de manière symétrique l'arc de la vie d'Eminescu dans la tonalité profonde et encore incomplètement formulée de la pensée artistique, à la source du poème, dans sa matière vivante, douloureuse et non encore décantée. L'intuition de Wattremez est excellente. Dans les arts plastiques, Malraux nous a montré depuis longtemps que la tendance des hommes de ce siècle était de préférer l'ébauche au tableau fini, de se laisser fasciner par le geste spontané plus que par la logique et la précision du produit artistique longuement et patiemment poli. La perfection horacienne, à laquelle Eminescu apporte tout son zèle et qu'il atteint dans bien des poèmes anthumes, semble à Wattremez plus difficilement accessible à notre sensibilité moderne que ce qu'il appelle "les tressaillements d'une écriture et d'une forme ouvertes, non figées". Il a certainement raison et nous ne pourrons que suivre avec impatience les échos que ces textes pourront suciter parmi la critique française. Pour en revenir au sommaire, il faut dire qu'il exprime une préférence marquée pour les poèmes de doute métaphysique et de caractère profondément tragique, qui occupent toute la partie médiane du livre. Le monde intérieur d'Eminescu semble celui d'un poète-prophète obsédé par la finitude du monde, par sa chute inéluctable, par la tension douloureuse entre nos désirs et aspirations vers l'infini et notre petitesse ridicule. Démonisme, poème d'un moment de cynisme exaspéré, semble marquer un pôle du désespoir et du mépris, mais se trouve équilibré par deux poèmes d'inspiration chrétienne dédiées à Marie, qui touchent d'emblée des valences familières à la culture occidentale. Le sommaire des poèmes choisis présente une figure tragique, à la fois sanglante et profondément lucide, qui renvoie aux poèmes anthumes comme La prière d'un Dace, que nous ne pouvons aujourd'hui presque plus dissocier de la confession de Cioran. Un Fragmentarium constitué de quelques pages de phrases lapidaires, cueillies dans les manuscrits ou dans les écrits en prose d'Eminescu, complète opinément le portrait – bien sûr seulement esquissé – de l'un des poètes les plus profonds et les plus pathétiques de la culture européenne. Parlons maintenant de la traduction proprement dite. Wattremez est un maître de la prose, et en tant que tels les extraits du Fragmentarium atteignent la perfection. S'agissant de la traduction des poèmes, on rencontrera de nouveau quelques surprises. D'abord, elle ne se soumet pas – et ce n'est pas nécessaire – à un principe unique et contraignant, mais adopte sans préjugés, en fonction de la nature du poème ou de l'inspiration du traducteur, soit le vers libre et arythmique pour les esquisses du type Démonisme, soit une espèce de strophe-verset pour les quelques tercets d'Au fond des mers du Nord, ou enfin, avec sagesse, l'alexandrin familier à l'oreille française pour rendre les longs vers de 16 syllabes de Memento mori. Il faut dire que le fragment retenu de cette gigantesque méditation, L'Egypte, constitue, croyons-nous, la plus impressionnante réalisation du volume. Le souffle eminescien est tellement présent dans la résurrection des civilisations enfouies sous le sable du désert, qu'on obtient le miracle souhaité: l'oubli de toute référence à la poésie romantique française (le risque eût sans doute été celui d'un rapprochement avec les Parnassiens, mis à part le souffle libre et puissant du poète roumain); le bercement produit par l'association des images et de la prosodie est parfaitement eminescien et une telle prouesse n'est pas rien. Autre bijou, le poème Perdu dans la souffrance…, toujours en forme fixe; séduisante également la restitution en forme libre de la troublante évocation du cortèges d'idées périssables, coulant aux pieds des majestueuses chaînes de montagnes, couvertes de neiges éternelles (Eclaircis-toi, obscurité froide…). La modernité du français de Wattremez rafraîchit même pour nous Roumains certains textes d'Eminescu qui gardent en roumain, dans leur première forme, l'empreinte légèrement hésitante de la langue de l'époque, empreinte qui chez Eminescu disparaît totalement dans la perfection atemporelle de la rédaction finale. Ici la lecture nouvelle, dans une langue de notre temps, de textes qu'Eminescu n'a pas eu le loisir de polir, semble les rapprocher davantage de notre coeur. De légers glissements de sens surgissent quelquefois, qui pourront être corrigés avec le temps: par exemple l'éloignement trop grand de l'original dans les 3e et 5e strophes d'Au ciel profond, par ailleurs une délicate et difficile réussite; de même les 3e et 4e vers d'Ainsi que l'univers… et même quelques inflexions de De ces mâts… On peut en effet supposer que le projet de Wattremez est de réaliser un jour un recueil plus étoffé des Posthumes, voire des anthumes "de haute sismicité", comme il nous le dit lui-même dans sa préface. Il est vrai qu'un tel projet peut engager une vie entière; Eminescu a dévoré déjà les vies de ses deux grands éditeurs, Perpessicius et Petru Cretia. La fascination qu'il exerce a suscité de même chez le jeune poète français un dévouement insolite: nous lui souhaitons d'avoir le temps de mener à bonne fin une réalisation pour laquelle la culture roumaine ne pourrait que lui être profondément reconnaissante. Deux pages de notes biographiques et une belle citation de Mircea Eliade complètent utilement, pour un étranger non averti, ce volume qui constitue à nos yeux, et nous sommes obligés de reprendre ici la formule du début, une surprise et une véritable joie. Annie Bentoiu P.-S.: Nous ne pouvons pas conclure tout à fait avant d'avoir posé ici le problème, beaucoup plus général, du soin typographique des textes français. Une anthologie bilingue Arghezi, publiée en 1996 par les Editions "Grai si suflet" – Culture nationale, sous l'égide ni plus ni moins du Département de l'Information publique du Gouvernement de Roumanie, apparaît à la lecture, de ce point de vue, comme un véritable calvaire. S'imaginer servir de cette manière la culture roumaine, c'est croire qu'on respecte quelqu'un qui vous remet une carte de visite bourrée de fautes et avec nom et adresse corrigés au stylo. Par contraste, le volume des Posthumes d'Eminescu traduits par Wattremez se présente, à cet égard, de manière impeccable. (c) Annie Bentoiu, 1997 |