Mihai
Eminescu
et Gérard de Nerval
Etude
comparative
par
Michel Wattremez La
rencontre entre Mihai Eminescu et Gérard de Nerval, si elle a lieu dans
leurs œuvres respectives – comme nous le verrons dans cette étude -,
trouve avant tout son symbole dans deux coïncidences qui semblent unir
leur vie : l’attrait exclusif pour le journalisme, qui fait
collaborer l’un à plus de soixante périodiques[1]
et se dissoudre inexérablement l’énergie de l’autre dans les rédactions
de Curier de Iasi et du journal Timpul ; une folie
ensuite, que l’écrivain français avoue être due à l’hérédité
maternelle[2],
et qui précipite les deux hommes, après deux crises d’aliénation
mentale, dans les instituts ou cliniques de forcenés des docteurs
Blanche et, respectivement, Sutu. Près
d’un demi-siècle sépare leur existence terrestre, et le comparatisme
franco-roumain, représenté essentiellement par I. M. Rascu[3],
s’est fort peu attardé sur les liens unissant les deux personnalités
littéraires, et ce à une époque où Gérard de Nerval était encore relégué
parmi les romantiques mineurs sous l’appellation de « gentil Gérard ».
D’ores et déjà on peut affirmer qu’il n’existe pas d’influences
directes possibles. Tout au plus I. M. Rascu pense-t-il, avec des preuves
très faibles d’ailleurs, qu’Eminescu a pu traduire le Monstre vert
de Nerval, paru dans Timpul du 5 juin 1882.[4] Nos
recherches nous ont permis de faire apparaître, dans les œuvres des deux
écrivains, quelques rencontres textuelles, sans doute fortuites, dans une
idée, un mot, une image, une métaphore. Nerval et Eminescu se retrouvent
dans l’idée de l’insignifiance de la gloire et de la poésie en un
« siècle de fer » ; pour Nerval,
Dans
ce siècle de fer la gloire est incertaine :
Bien
longtemps à l’attendre il faut se résigner[5], et,
pour Eminescu, le poète
O
boaba e de spuma, un cret de val, un nume,
Ce
timid se cuteaza in veacul cel de fier.
(Pierdut
in suferinta) Ils
se rejoignent dans une question formulée en un style semblable:
Tu
demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur…[6]
De
ce pana mea ramâne în cerneala, ma întrebi ?[7] En
chantant la blanche fiancée dans Les Cydalises[8] :
O
blanche fiancée,
O
jeune vierge en fleur ou
dans
Chanson
gothique[9] :
Belle
épousée, J’aime tes pleurs ! C'est la rosée
Qui
sied aux fleurs – Gérard
de Nerval rencontre Eminescu :
O
vis ferice de iubire,
Mireasa
blanda din povesti,
Nu
mai zambi ! A ta zambire
Mi-arata
cat de dulce esti,
(Atat
de frageda) ainsi
que dans la Préface[10]
de 1840 à sa traduction du Faust, où la métaphore très cosmique
« comme les atomes légers qui tourbillonnent dans un
rayon de soleil » fait écho à celle de Scrisoarea I :
Precum
pulberea se joaca în imperiul unei raze,
Mii
de fire viorie ce cu raza înceteaza. Telles
sont les rencontres qui unissent Nerval et Eminescu dans le détail. Et
nous voulons montrer dans cette étude ce qui les unit dans le fond, dans
les structures.
A. UN POLE COMMUN : L’ALLEMAGNE Même
si leur patrie demeure, respectivement, la France et la Roumanie, une mère
unit l’écrivain français et l’écrivain roumain, une mère qui sera
pour eux un pôle de culture : l’Allemagne.
Pour
Nerval, dont la mère a disparu dans la « froide Silésie »,
l’Allemagne est la terre de la Morte ; il apprendra la langue de
cette terre germanique qui deviendra sa seconde patrie, son second pôle
culturel, et qui lui fera s’écrier : « L’Allemagne est
notre mère à tous ». Assez bon connaisseur de la langue, il sera
parmi les premiers, après Madame de Staël, à introduire en France la
culture d’Outre-Rhin, en publiant une traduction du Faust de
Goethe en 1828, un choix de poésies allemandes en 1830, une traduction du
second Faust de Goethe enfin, en 1840, précédée du premier Faust
et suivie d’un choix de ballades et de poésies. Une
coïncidence fort naturelle a ainsi voulu que Gérard de Nerval et Mihaïl
Eminescu – étudiant à Vienne et à Berlin – traduisent tous deux Der Handbuch de Schiller (respectivement Manusa
et Le Gant). B. LE CULTE DES ANCETRES
1)
UN MYTHE GENEALOGIQUE
Gérard
de Nerval a passé son enfance dans le Valois maternel, « la plus
ancienne province de France »[11].
Très tôt est né chez lui le désir de se constituer une généalogie
fabuleuse et avouée (il a pour ancêtres « les trois seigneurs
Labrunie ou Brunyer de la Brunie, chevaliers d’Othon, empereurs
d’Allemagne »[12]),
et surtout de lier ses origines personnelles aux sources de l’Histoire
de France : Valois (« ce vieux pays du Valois, où, pendant
plus de mille ans, a battu le cœur de la France »[13]) :
Saint-Germain, Agen enfin, où plongent les racines paternelles. Eminescu
ne manque pas, lui non plus, de chanter les héros et les preux de
l’Histoire roumaine, et parfois même de s’identifier à eux :
Vlad l’Empaleur, la dynastie des Basarab, des Musatini, Mircea le Vieux,
dans Scrisoarea III ; Stéphane le Grand dans Doina, et
bien d’autres. Comme l’a fort bien remarqué Lucian Blaga[14],
il est obsédé par l’image du jeune voïvode, haut symbole des « racines
profondes » de l’âme roumaine :
Parea
un tânar voivod
Cu
par de aur moale…
(Luceafarul) Lors
de la crise d’aliénation mentale déclarée, il ira jusqu’à se prendre pour le prince Matei Bassarab réincarné, ou pour l’héritier de
celui-ci :
« -
Cum te cheama ?
2)
AMOUR DE LA TRADITION ET DE LA CONTINUITE
On retrouve chez Eminescu ce respect, cet amour pour les anciens, dont l’image est, comme chez Nerval, liée à la jeunesse, à l’enfance : « Mai întaî i se paru c-aude soptirea acelor mosnegi care, pe când era mic, îi povesteau în timp de iarna, tinându-l pe genunchi, povesti fantastice despre zâne îmbracate în aur si lumina, care duc limpedea lor viata în palate de cristal ».[19] De plus, l’histoire et le passé s’inscrivent, chez Eminescu, dans la création – pour devenir vie :
Caii
marii, albi ca spuma,
Bourii
nalti cu steme-n frunte.
(Povestea
codrului) Parfois
même, le poème devient un hymne aux ancêtres, à la tradition comme
dans la première partie d’Epigonii.
3)
MEPRIS DE LA DEGENERESCENCE
Tout ce qui altère cette pureté, cette continuité du passé dans le présent, sera condamné à la fois par Nerval et par Eminescu. Le premier méprise en effet « ces étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, au carrefour de l’Archipel »[20] et consacre tout un poème aux nobles dégénérés, à cette
Race
de Laridons encombrant les hôtels
Des
ministres, - rampante, avide et dégradée ;
Etres
grêles, à buscs, plastrons et faux mollets.
(Nobles
et valets)[21] Ne
retrouvons-nous pas ici les « fonfii si flecarii, gagautii si
gusatii, / Bâlbâiti cu gura strâmba » de Scrisoarea III ?
Même idée de dégénérescence, de stârpitura et de fausseté
que chez Nerval (plastrons, faux mollets) :
Toti
be buze-având virtute, iar în ei moneda calpa. Toute
la sympathie des deux hommes ira donc vers ceux qui n’ont pas « au
sang des gentilshommes… mêlé bien du sang de valets », et elle
s’exprimera dans des images tout à fait voisines ; pour Nerval :
Ces
preux à fronts de bœufs, à figures dantesques,
Dont
les corps charpentés d’ossements gigantesques
Semblaient
avoir au sol racine et fondements[22] ; Eminescu
voit en ces nobles les piliers inébranlables de la coutume et de la
tradition : Ramâneti
în umbra sfânta, Basarabi si voi Musatini,
Descalatori
de tara, datatori de legi si datini.
(Scrisoarea
III) Les
idées sont parfaitement similaires, et les mots presque synonymes :
sol / tara, racine/fondements, legi/datini. C. L’ATTRAIT COMMUN POUR LA POESIE POPULAIRE Gérard
de Nerval demandait dès sa jeunesse, dans les Etudes sur les poètes
du XVIe siècle[23],
un retour aux sources nationales. Comme Goethe, Bürger, Schiller, Uhland
et bien d’autres, il voulait remettre la ballade et le chant
populaire[s] à la mode. Ce fut chose faite avec la publication, en 1842,
des Chansons et légendes du Valois[24]. Cet
attrait apparut également très tôt chez le jeune Eminescu :
« Intâmplarea a facut ca, din copilarie înca, sa cunosc poporul
românesc în crucis si-n curmezis »[25].
Il devait effectuer durant l’été 1866 un véritable pèlerinage à
Blaj, prétexte à sillonner « de long en large » la Moldavie
et la Transylvanie[26] ;
membre de la société littéraire Orientul [e]n 1869, il fut chargé
de recueillir des pièces folkloriques en Moldavie. Il devait transposer
plus tard en prose littéraire le conte roumain Fat-Frumos din lacrima
et subir dans sa production personnelle l’influence claire de la poésie
populaire. Il avoue d’ailleurs dans une lettre adressée à Veronica
Micle : « Cronicile si cântecile populare formeaza, în clipa
de fata, un material din care culeg fondul inspiratiunilor »[27]
et il regrettera dans Trecut-au anii les « povesti si doine,
ghicitori, eresuri » d’autrefois. Plus
que cet attrait commun pour la poésie populaire, il convient d’insister
sur la similitude des jugements que les deux hommes portent sur celle-ci.
Pour Nerval, les vieilles chansons françaises sont des « mots
riches en voyelles et cadencés comme des chants d’oiseaux »[28] : « On n’a jamais voulu admettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe ; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des terminaisons et des liaisons de fantaisie, mais elle porte un cachet d’ignorance qui révolte l’homme du monde, bien plus que ne fait le patois »[29].
Il
écrit plus loin :
« Ici
ce sont des compagnons qui passent avec leurs longs bâtons ornés de
rubans ; là des mariniers qui descendent un fleuve ; des
buveurs d’autrefois (ceux d’aujourd’hui ne chantent plus guère),
des lavandières, des faneuses, qui jettent au vent quelques lambeaux des
chants de leurs aïeules. Malheureusement on les entend répéter plus
souvent les romances à la mode, platement spirituelles, ou même
franchement incolores, variées sur trois ou quatre thèmes éternels. Il
serait à désirer que les bons poètes modernes missent à profit
l’inspiration naïve de nos ancêtres, et nous rendissent, comme
l’on[t] fait des poètes d’autres pays, une foule de petits chefs-d’œuvre
ui se perdent de jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens
du temps passé »[30]. Eminescu trouve à la poésie populaire les mêmes qualités : charme, simplicité, fraîcheur et pureté : « Farmecul
poeziei populare îl gasesc în faptul ca ea este expresia cea mai scurta
a simtamântului si a gândirii. Lasând la o parte tot ce este nenatural,
ea nu este decât limba simtamântului si pentru ca aceasta limba sa fie
întotdeauna curata, adeseori se renunta si la rima si, cautându_se cuvântul
cel mai apropiat, nu se impune nici o sila la construirea versului »[31]. Comme
Nerval, il espère un retour à cette inspiration et condamne toute mésalliance
et toute édulcoration : « Si sa speram ca se vor mai gasi suflete care sa nu fie jignite de rima neîndemânecata, sau de simplitatea unui cuvânt vechi, ci vor prefera a se adapa mai bine la izvorul curat ca lamura si mai pretios ca aurul al poeziei noastre populare, decât sa bea din izvorul de apa de zahar cu portocale »[32].
Michel
WATTREMEZ
Caietele
Eminescu,
VI, 1985, Bucarest, Editions Eminescu
(c) Michel Wattremez, 1985 pour le texte - for text only
[1]
Voir Raymond Jean, Poétique du désir, Seuil, Paris, 1974, p.
55 : « On compte en tout plus de soixante périodiques
auxquels il a apporté sa collaboration. Rien ne lui est aussi
familier que le monde des salles de rédaction, il connaît tous les
secrets de la fabrication des journaux. »
[2]
Voir Oeuvres, I, éd. Albert Béguin et Jean Richer, « Bibliothèque
de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1974, p. 135 (Promenades
et souvenirs) : « La fièvre dont elle est morte m’a
saisi trois fois, à des époques qui forment dans ma vie, des
divisions régulières, périodiques ».
[3]
Voir Eminescu si cultura franceza, éd. A. Schreiber et D.
Murarasu, Préf. D. Murarasu, Minerva, Buc., 1976.
[4]
Ibidem, p. 102, note en
sous-sol.
[5]
Une femme est l’amour,
dans Œuvres, I, édition citée, p. 42.
[6]
Ibidem, p. 4 (Antéros).
[7] Scrisoarea II.
[8] Gérard de Nerval, op.
cit., I, p. 27.
[9] Ibidem,
p. 29.
[10]
Nerval, Oeuvres complémentaires, I, La vie des lettres.
Textes réunis et présentés
par Jean Richer. Paris, Minard, 1959, p. 17.
[11]
Charles Dédéyan, Gérard de Nerval et l’Allemagne, SEDES,
Paris, 1957, I, p. 13.
[12]
Aristide Marie, Gérard de Nerval…, Paris, Hachette, 1955, p.
6.
[13]
Œuvres,
I, p . 245.
[14] Trilogia culturii,
EPLU, Buc ., 1969 (Spatiul mioritic, p. 248-252).
[15]
George Calinescu, Viata lui Mihai Eminescu, Buc., EPL, 1966, p.
314.
[16]
Œuvres, I, p 245.
[17] Bidem.
[18] Ibidem, p. 192.
[19] Opere, éd. Académie
R.S.R., VII, Sarmanul Dionis, p. 99.
[20]
Voyage en Orient, éd. Clouard,
I, p. 149. Cité par Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, « Collection
Points », Seuil, Paris, 1976, p. 79.
[21] Oeuvres, I, p. 15.
[22]
Ibidem.
[23]
Poésie et Thâtre, Ed.
du Divan, p. 88-89.
[24]
Oeuvres, I, p. 274-284.
[25]
Timpul, 8 avril 1882.
[26]
Augustin Z. N. Pop, Pe urmele lui Eminescu, Ed. Sport-Turism,
Buc., 1978, p. 71.
[27]
Lettre du 8 novembre 1874, dans I. E. Toroutiu, Studii si documente
literare, Buc., 1933, vol. IV, p. 127.
[28]
Voyage en Orient, éd.
Citée, II, p. 253.
[29]
Œuvres, I, p. 274.
[30]
Ibidem, p. 284.
[31]
Ms. 2291, f. 8.
[32]
Ibidem.
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