Lycée Joliot Curie 92000 Nanterre EAF 2016 1ST2S2 (français) Séquence nº 4: le discours contre la pauvreté de la Renaissance à nos jours Lecture analytique nº 2 Jonathan Swift, "Du bon usage du cannibalisme. Modeste proposition pour empêcher les enfants pauvres d'être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public", 1729
C'est
une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville[1]
ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les
portes des cabanes encombrées de mendiantes que suivent trois, quatre
ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir
l’aumône. Ces mères, au lieu d’être en état de travailler pour
gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer tout leur temps à
mendier de quoi nourrir leurs malheureux enfants, qui, lorsqu’ils
grandissent, deviennent voleurs faute d’ouvrage, ou quittent leur cher
pays natal pour s’enrôler au service du prétendant en Espagne, ou se
vendent aux Barbades. [...] Je
proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne
soulèveront pas la moindre objection. Un
jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu[2],
m’a certifié à Londres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri,
est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et
très-sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets
pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en
ragoût. J’expose
donc humblement à la considération du public que des cent vingt mille
enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés
pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles,
ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et
les porcs ; et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du
mariage, circonstance à laquelle nos sauvages font peu d’attention,
c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles ; que
les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en
vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en
avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le
dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne
table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la
famille dîne seule, le train[3]
de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec
un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour,
spécialement en hiver. J’ai
fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse
vingt livres, et que dans l’année solaire, s’il est passablement
nourri, il ira à vingt-huit. J’accorde
que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien
aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des
pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants. [...] Je
déclare, dans la sincérité de mon coeur, que je n’ai pas le moindre
intérêt personnel à poursuivre le succès de cette oeuvre nécessaire,
n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire
aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et
procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je
puisse me proposer de tirer un sou, le plus jeune ayant neuf ans, et ma
femme n’étant plus d’âge à en avoir.[4]
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Jonathan Swift (1667-1745) XVIIIe siècle (18e s.)
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