Lycée Joliot Curie 92000 Nanterre

1S3 (2018-2019)

Séquence nº 2: Françoise et Dominique, deux personnages, une histoire d'amour et de mort :

« L'Attaque du Moulin » d'Emile Zola (1880)

Lecture analytique nº 4, chapitre V, extrait (excipit de la nouvelle)

 

                                     V

Le peloton d'exécution était là. L'officier attendait une faiblesse de Dominique. Il comptait toujours le décider. Il y eut un silence. Au loin, on entendait de violents coups de tonnerre. Une chaleur lourde écrasait la campagne. Et ce fut dans ce silence qu'un cri retentit :

- Les Français ! Les Français !

C'étaient eux, en effet. Sur la route de Sauval, à la lisière du bois, on distinguait la ligne des pantalons rouges. Ce fut, dans le moulin, une agitation extraordinaire. Les soldats prussiens couraient, avec des exclamations gutturales. D'ailleurs, pas un coup de feu n'avait encore été tiré.

- Les Français! Les Français! cria Françoise en battant des mains.

Elle était comme folle. Elle venait de s'échapper de l'étreinte de son père, et elle riait, les bras en l'air. Enfin, ils arrivaient donc, et ils arrivaient à temps, puisque Dominique était encore là, debout !

Un feu de peloton terrible, qui éclata comme un coup de foudre à ses oreilles, la fit se retourner.

L'officier venait de murmurer :

- Avant tout, réglons cette affaire.

Et, poussant lui-même Dominique contre le mur d'un hangar, il avait commandé le feu. Quand Françoise se tourna, Dominique était par terre, la poitrine trouée de douze balles.

Elle ne pleura pas, elle resta stupide. Ses yeux devinrent fixes, et elle alla s'asseoir sous le hangar, à quelques pas du corps. Elle le regardait, elle avait par moments un geste vague et enfantin de la main. Les Prussiens s'étaient emparés du père Merlier comme d'un otage.

Ce fut un beau combat. Rapidement, l'officier avait posté ses hommes, comprenant qu'il ne pouvait battre en retraite, sans se faire écraser. Autant valait-il vendre chèrement sa vie. Maintenant, c'étaient les Prussiens qui défendaient le moulin, et les Français qui l'attaquaient. La fusillade commença avec une violence inouïe. Pendant une demi-heure, elle ne cessa pas. Puis, un éclat sourd se fit entendre, et un boulet cassa une maîtresse branche de l'orme séculaire. Les Français avaient du canon.

Une batterie, dressée juste au-dessus du fossé, dans lequel s'était caché Dominique, balayait la grande rue de Rocreuse. La lutte, désormais, ne pouvait être longue.

Ah ! le pauvre moulin ! Des boulets le perçaient de part en part. Une moitié de la toiture fut enlevée.

Deux murs s'écroulèrent. Mais c'était surtout du côté de la Morelle que le désastre devint lamentable. Les lierres, arrachés des murailles ébranlées, pendaient comme des guenilles ; la rivière emportait des débris de toutes sortes, et l'on voyait, par une brèche, la chambre de Françoise, avec son lit, dont les rideaux blancs étaient soigneusement tirés.

Coup sur coup, la vieille roue reçut deux boulets, et elle eut un gémissement suprême : les palettes furent charriées dans le courant, la carcasse s'écrasa.

C'était l'âme du gai moulin qui venait de s'exhaler.

Puis, les Français donnèrent l'assaut. Il y eut un furieux combat à l'arme blanche. Sous le ciel couleur de rouille, le coupe-gorge de la vallée s'emplissait de morts. Les larges prairies semblaient farouches, avec leurs grands arbres isolés, leurs rideaux de peupliers qui les tachaient d'ombre. A droite et à gauche, les forêts étaient comme les murailles d'un cirque qui enfermaient les combattants, tandis que les sources, les fontaines et les eaux courantes prenaient des bruits de sanglots, dans la panique de la campagne.

Sous le hangar, Françoise n'avait pas bougé, accroupie en face du corps de Dominique. Le père Merlier venait d'être tué raide par une balle perdue. Alors, comme les Prussiens étaient exterminés et que le moulin brûlait, le capitaine français entra le premier dans la cour. Depuis le commencement de la campagne, c'était l'unique succès qu'il remportait. Aussi, tout enflammé, grandissant sa haute taille, riait-il de son air aimable de beau cavalier. Et, apercevant Françoise imbécile entre les cadavres de son mari et de son père, au milieu des mines fumantes du moulin, il la salua galamment de son épée, en criant :

- Victoire ! Victoire !

 

Lecture analytique

L'essentiel du cours à retenir

Il s'agit de l'excipit de la nouvelle, à la fin du 5e chapitre. La composition de L'Attaque du Moulin évoque celle des tragédies de l'âge classique (Racine), précisément par ce chiffre 5 mais aussi par une relative unité de lieu, de temps et d'action.

Un premier intérêt du passage réside dans son opposition symétrique avec l'incipit du chapitre 1: avec un art du tableau sobre et parfaitement maîtrisé, Zola réalise le dénouement de son récit en faisant libérer Rocreuse par les soldats français, et en plaçant en contre-point à la tranquillité paisible et paradisiaque de la vallée du début, dans un paysage de solitude, la violence destructrice de la fin dans une scène de foule. Il convient de repérer et de commenter les nombreux éléments lexicaux et les figures évoquant le bruit, la violence, la destruction, en insistant sur la personnification du moulin et de la nature, qui souffrent comme des humains ("C'était l'âme du gai moulin qui venait de s'exhaler"), pour relever la dimension pathétique du passage.

Mais il faut aussi insister sur un aspect fondamental du texte: le registre tragi-comique. On distinguera d'un côté les éléments tragiques (la mort du père de Françoise et de son fiancé, l'irruption des Français comme figure du destin, les éléments morbides), et, de l'autre, les éléments ironiques et d'humour noir: le rire de l'officier français et son allure de galant soldat d'opérette en total décalage avec l'effarement presque risible de la jeune femme, son entrée théâtrale au milieu du massacre, l'ironie de l'expression "Les Français avaient du canon", enfin l'absurdité du commentaire de l'officier ("Victoire, Victoire!"), encore en décalage. C'est ce double aspect tragique et ironique qui permet à Zola de dénoncer l'atrocité et l'absurdité de la guerre, à travers le destin individuel de deux personnages que la lecture nous a rendus proches et familiers.

 

 

 

Emile Zola (1840-1902)

XIXe siècle (19e s.)

 

 

 

 

Le théâtre illustré. L'attaque du moulin, drame lyrique, musique d'Alfred Bruneau, livret de Louis Gallet, représenté au théâtre national de l'opéra comique : [estampe] / Dessin de M. Parys

 

Acte IV de L’Attaque du moulin, imaginée à l’origine et censurée, Georges Sauvage, 1893 (BnF, département de Musique, fonds Puaux-Bruneau)