Lycée Joliot Curie 92000 Nanterre

1S3 (2018-2019)

Séquence nº 2: Françoise et Dominique, deux personnages, une histoire d'amour et de mort :

« L'Attaque du Moulin » d'Emile Zola (1880)

Lecture analytique nº 3, chapitre 3, extrait, Françoise propose à Dominique de l'aider à s'évader

 

                                     III

[...]

- Ah ! Françoise, reprit Dominique d'une voix caressante, c'est aujourd'hui la Saint-Louis, le jour si longtemps attendu de notre mariage. Rien n'a pu nous séparer, puisque nous voilà tous les deux seuls, fidèles au rendez-vous... N'est-ce pas ? c'est à cette heure le matin des noces.

- Oui, oui, répéta-t-elle, le matin des noces.

Ils échangèrent un baiser en frissonnant. Mais, tout d'un coup, elle se dégagea, la terrible réalité se dressait devant elle.

- Il faut fuir, il faut fuir, bégaya-t-elle. Ne perdons pas une minute.

Et comme il tendait les bras dans l'ombre pour la reprendre, elle le tutoya de nouveau:

- Oh ! je t'en prie, écoute-moi... Si tu meurs, je mourrai. Dans une heure, il fera jour. Je veux que tu partes tout de suite.

Alors, rapidement, elle expliqua son plan.

L'échelle de fer descendait jusqu'à la roue; là, il pourrait s'aider des palettes et entrer dans la barque qui se trouvait dans un enfoncement. Il lui serait facile ensuite de gagner l'autre bord de la rivière et de s'échapper.

- Mais il doit y avoir des sentinelles ? dit-il.

- Une seule, en face, au pied du premier saule.

- Et si elle m'aperçoit, si elle veut crier ?

Françoise frissonna. Elle lui mit dans la main un couteau qu'elle avait descendu. Il y eut un silence.

- Et votre père, et vous? reprit Dominique.

- Mais non, je ne puis fuir... Quand je ne serai plus là, ces soldats vous massacreront peut-être... Vous ne les connaissez pas. Ils m'ont proposé de me faire grâce, si je consentais à les guider dans la forêt de Sauval. Lorsqu'ils ne me trouveront plus, ils sont capables de tout.

La jeune fille ne s'arrêta pas à discuter. Elle répondit simplement à toutes les raisons qu'il donnait :

- Par amour pour moi, fuyez... Si vous m'aimez, Dominique, ne restez pas ici une minute de plus.

Puis, elle promit de remonter dans sa chambre.

On ne saurait pas qu'elle l'avait aidé. Elle finit par le prendre dans ses bras, par l'embrasser, pour le convaincre, avec un élan de passion extraordinaire. Lui, était vaincu. Il ne posa plus qu'une question.

- Jurez-moi que votre père connaît votre démarche et qu'il me conseille la fuite !

- C'est mon père qui m'a envoyée, répondit hardiment Françoise.

Elle mentait. Dans ce moment, elle n'avait qu'un besoin immense, le savoir en sûreté, échapper à cette abominable pensée que le soleil allait être le signal de sa mort. Quand il serait loin, tous les malheurs pouvaient fondre sur elle ; cela lui paraîtrait doux, du moment où il vivrait. L'égoïsme de sa tendresse le voulait vivant, avant toutes choses.

- C'est bien, dit Dominique, je ferai comme il vous plaira.

[…]

Lecture analytique

L'essentiel à retenir du cours

Il s'agit d'un passage dialogué du chapitre 3 entre Dominique, retenu prisionnier, et Françoise, qui imagine un plan pour le faire s'échapper.

On peut d'abord insister sur le fait que l'intérêt du passage réside dans l'analyse psychologique des personnages, en mouvement, dans le cadre d'un dialogue presque cinématographique, à travers le discours direct et indirect libre. Unis dans l'amour, Dominique et Françoise se différencient en ceci que l'une se révèle prévoyante, organisée, lucide et décidée (c'est elle qui mène le jeu), quand l'autre subit le sort et se révèle passif: "Je ferai comme il vous plaira". Cette analyse des âmes, Zola la mène au plus près des personnages, en prêtant attention à leurs paroles comme le ferait un script.

Il faut surtout insister sur le fait que le passage revêt une grande force tragique, et relever les éléments de ce registre: la présence de la fatalité, puisque la scène se passe au moment où les jeunes gens devaient se marier, le jour de la Saint-Louis; le thème de la prison sans issue; l'arrivée du jour qui reprend en le subvertissant le motif médiéval de l'aube et celui, plus moderne, du lever du jour où ont lieu les exécutions de condamnés; la présence de la mort avec le couteau que Françoise glisse à Dominique pour égorger la sentinelle qui veille; la force presque surnaturelle du soleil perçu comme un "signal de mort" presque apocalyptique. Dans ces conditions, l'art du récit chez Zola mêle à l'amour des jeunes gens associé à l'Eros, des éléments du Thanatos freudien, avec des échos de Roméo et Juliette qui donnent au passage une tonalité pathétique, profondément émouvante.

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Emile Zola (1840-1902)

XIXe siècle (19e s.)