Lycée Joliot Curie 92000 Nanterre

1S3 (2018-2019)

Séquence nº 1: le discours contre la pauvreté de la Renaissance à nos jours

Lecture analytique nº 3

Jonathan Swift,  "Du bon usage du cannibalisme. Modeste proposition pour empêcher les enfants pauvres d'être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public", 1729

 

C'est une triste chose pour ceux qui se promènent dans cette grande ville[1] ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes encombrées de mendiantes que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône. Ces mères, au lieu d’être en état de travailler pour gagner honnêtement leur vie, sont forcées de passer tout leur temps à mendier de quoi nourrir leurs malheureux enfants, qui, lorsqu’ils grandissent, deviennent voleurs faute d’ouvrage, ou quittent leur cher pays natal pour s’enrôler au service du prétendant en Espagne, ou se vendent aux Barbades. [...]

Je proposerai donc humblement mes propres idées qui, je l’espère, ne soulèveront pas la moindre objection.

Un jeune américain de ma connaissance, homme très-entendu[2], m’a certifié à Londres qu’un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très-nourrissant et très-sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four, et je ne mets pas en doute qu’il ne puisse également servir en fricassée ou en ragoût.

J’expose donc humblement à la considération du public que des cent vingt mille enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ; et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance à laquelle nos sauvages font peu d’attention, c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles ; que les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train[3] de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver.

J’ai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse vingt livres, et que dans l’année solaire, s’il est passablement nourri, il ira à vingt-huit.

J’accorde que cet aliment sera un peu cher, et par conséquent il conviendra très-bien aux propriétaires, qui, puisqu’ils ont déjà dévoré la plupart des pères, paraissent avoir le plus de droits sur les enfants. [...]

Je déclare, dans la sincérité de mon coeur, que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à poursuivre le succès de cette oeuvre nécessaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays, que de faire aller le commerce, assurer le sort des enfants, soulager les pauvres, et procurer des jouissances aux riches. Je n’ai plus d’enfant dont je puisse me proposer de tirer un sou, le plus jeune ayant neuf ans, et ma femme n’étant plus d’âge à en avoir.[4]

 

[1] Dublin. Jonathan Swift est un écrivain irlandais. Quand il écrit ce pamphlet satirique en 1729, l’Irlande se trouve sous l’occupation anglaise; elle connaît une grave crise économique, la misère et la famine.

[2] Intelligent.

[3]La partie.

[4]Traduit par Léon de Wailly, 1759

 

 

Lecture analytique


L’essentiel à dire: Ce texte de l’écrivain irlandais Jonathan Swift est un discours argumentatif direct (ce n’est pas a priori un apologue) sur un sujet relié à notre objet d’étude. Il s’agit d’un pamphlet, d’un texte à visée sarcastique. Même s’il s’agit d’une création littéraire, le contexte de ce discours original est historique: c’est la disette et l’extrême pauvreté qui règnent en Irlande en 1729, alors sous occupation anglaise. Dans un état critique comme celui-ci, la meilleure arme de Swift est le rire, pour ressouder les Irlandais et pour qu’ils relativisent leur malheur. Ce procédé est encore utilisé en 2019 par les humoristes et les caricaturistes. Pour dénoncer la pauvreté Swift va utiliser l’ambiguïté: d’un côté son discours respecte le genre du discours argumentatif direct, scientifique, sérieux (nous donnerons quelques détails ici), mais en même temps il subvertit sans cesse ce discours en utilisant les armes littéraires qui font rire ou sourire: notamment l’ironie, le sarcasme, l’exagération. Il y a finalement une parodie (imitation) burlesque du discours savant… pour exorciser la pauvreté, la faim, le malheur.


I. Un discours mimant la démonstration scientifique argumentée
Apparemment ce discours vise à convaincre et pas à persuader. Il est construit en deux mouvements  : 1. thèse  : il existe un problème de pauvreté et de mendicité. 2. moi je propose une solution et donne mes arguments en toute modestie car je n’ai rien à y gagner personnellement, j’œuvre pour le bien public.


Les marques rhétoriques de ce discours sérieux sont observables. Quelques détails…


1er § on capte d’une certaine façon l’attention (plus que la bienveillance) de l’auditoire en prenant une situation visible et choquante, très visuelle et parlante (hypotypose). On retrouve ceci chez Hugo et chez l’abbé Pierre.


2e§ on annonce avec force la thèse (j’ai la solution).


3e § Premier argument d’autorité, on cite une personnalité inattaquable.


4e§ Argument génétique fondé sur des chiffres et des proportions pour faire vrai et convaincre. Argument économique de la loi de l’offre et de la demande  : il y a un excédent de bébés pauvres quand on a sélectionné les reproducteurs nécessaires au maintien de l’espèce.


5e § Argument qualitatif citant des chiffres pour faire sérieux.


6e § Concession faite par l’orateur à l’auditoire par modestie pour le convaincre en le respectant (Je reconnais que… mais).


7e § conclusif pour exprimer la modestie du propos de l’orateur et insister sur le caractère généreux et public de son discours.


II. Un discours minant (détruisant) la démonstration qu’il donne
Cette destruction se fait en utilisant différents procédés.

  • L’exagération ou hyperbole

  • La constitution de champs lexicaux mettant en relation le pauvre et le riche, le mangeur et le manger, la nourriture et la procréation, le festin à table et la cuisine.

  • Les images, essentiellement métaphores, associant

a. le ventre et la bouche au riche, la nourriture aux enfants pauvres

b. la vie sociale et économique à du cannibalisme  : manger ou être mangé. Voir La Fontaine et Rabelais (le géant Gargantua, mais ici le fait de dévorer est positif, il évoque la faim de savoir)

c. la société à un combat pour la survie.

  • Le discours scientifique neutre est miné car les exemples choisis sont outranciers, ils évoquent l’humanité pauvre comme de chair humaine comestible. Ce qui est dénoncé c’est la cupidité et la barbarie des riches comparés à des ogres (voir «  Le petit Poucet de Charles Perrault  », le système ingénieux trouvé (on engraisse les riches avec les enfants des pauvres pour soi-disant faire le bien et des riches et des pauvres).

  • C’est donc la portée satirique, ironique de ce texte qui prédomine : l’orateur n’a pas l’air choqué de débiter de telles énormités choquantes.


Conclusion
Débouchés possible pour la conclusion  : les camps d’extermination, la maltraitance du vivant, l’humour sous toutes ses formes, etc.

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Jonathan Swift (1667-1745)

XVIIIe siècle (18e s.)