L’avant-texte Nous possédons de notre roman deux états de texte: une première variante autographe, sur trois cahiers d'écolier, occupe 829 feuillets; un ensemble de dossiers présente une version définitive, très lacunaire, du roman: il s'agit de fragments, tantôt manuscrits, tantôt dactylographiés, destinés à la publication en revue. I. Les dossiers de La Medeleni. La Bibliothèque de l'Académie roumaine conserve, sous les cotes mss rom. 5724 à 5726, une première version de La Medeleni _ en fait des extraits destinés à la publication dans la revue Viaţa Românească de Iaşi et dans l'hebdomadaire bucarestois Adevărul literar şi artistic. Face à l'édition définitive, ces feuillets à double numérotation (l'une correspondant à la totalité des feuillets dans le dossier, l'autre à celle des extraits envoyés aux revues et détachés du dossier), tantôt dactylographiés, tantôt manuscrits, présentent un texte très souvent incomplet. Rappelons que Teodoreanu n'a publié en totalité dans Viaţa Românească que le volume I de La Medeleni, environ la moitié du volume II, Drumuri, et une centaine de pages du volume III, Între vânturi.1L'étude de ces feuillets nous apporte toutefois deux informations intéressantes. a. La trilogie des Enfants Deleanu. Il faut remarquer d’abord que le premier chapitre du volume Hotarul nestatornic, intitulé Potemkin şi Kami-Mura (variante: Zmeul lui Dănuţ2), très incomplet, contient en sous-sol de la page 2 du manuscrit la petite note explicative suivante:La Medeleni3 est le titre d'une trilogie de romans dédiés à l'évolution d'une génération de Moldaves dont l'enfance a commencé au temps démodé de la valse et du foyer patriarcal, et dont la jeunesse, après avoir goûté à la Grande guerre, a recommencé à vivre au rythme du jazz-band. Le premier volume, Hotarul nestatornic, comprend l'enfance; le deuxième,Dacă vecinii îmi omoară hulubii!..., comprend l'adolescence, et le troisième, Olguţa, comprend la jeunesse.4 On voit ici que, dès la publication en revue (octobre 1924) de Hotarul nestatornic, Teodoreanu a une vision très claire de la construction et du sujet de son roman, une trilogie dédiée aux Enfants Deleanu. Il vient de lui trouver un titre définitif: La Medeleni, mais il hésite encore sur le titre des deux autres volumes en préparation: Dacă vecinii îmi omoară hulubii!... doit devenir Drumuri et Olguţa, Între vânturi.Selon le romancier lui-même, La Medeleni aurait été commencé lorsque Teodoreanu avait 20 ans. 5 Il s’agit sans doute ici d’une coquetterie d’écrivain. Sans doute est-il plus exact d’affirmer que l’idée originelle du roman est née dans l’esprit de l’artiste à cette époque, et qu’il l’a portée en lui jusqu’à la rédaction de Hotarul nestatornic en 1924. Aussi bien les propos de Teodoreanu, un peu plus loin dans la conférence, vont-ils dans ce sens; Hotarul nestatornic n’est pas un livre prémédité, en ce sens qu’il n’est pas le fruit d’une élaboration contrainte et pénible, mais le résultat spontané d’une pensée naturelle et vive qui hantait le romancier depuis sept ans environ, et qui s’est alors tout simplement cristallisée dans le premier volume de la trilogie de La Medeleni: «Ce volume a littéralement jailli de moi, comme le pétrole d’une terre gorgée. Il m’a comblé.» L’écriture du roman devient ainsi la transcription d’une idée obsessionnelle mais délicieuse, par des moyens littéraires qui ne sont pas sans évoquer la technique onirique: «Je rêvais la nuit des fragments d’action que je transcrivais littéralement pendant le jour, avec l’impression de plagier.»6b. Les deux étés de Drumuri. Une deuxième constatation s’impose. Une note sur le dernier feuillet du manuscrit assez complet de Drumuri («Techirghiol, 3 août - 1er septembre 1925; Techirghiol, 15 juillet - 15 septembre 1926») indique que la rédaction de ce dernier a eu lieu en deux étapes: en ce qui concerne la première partie, en été 1925 pour une publication dans Viaţa Românească de septembre 1925 à janvier 1926; en ce qui concerne les IIe et IIIe parties, en été 1926 pour une publication très partielle dans la même revue en octobre et novembre de la même année. Ionel Teodoreanu travaille donc comme Cezar Petrescu: leurs romans sont généralement écrits pendant le refuge des vacances, les mois d’été, loin de l’activité fébrile d’avocat et, respectivement, de journaliste.II. Le manuscrit autographe de La Medeleni. La seconde version manuscrite de La Medeleni, sous les cotes mss rom. 4234, 4235 et 4236 à la Bibliothèque de l'Académie roumaine, occupe trois volumes ou ensembles de cahiers d'écolier d'une petite écriture fine au crayon de papier. 1. Le premier volume, mss. rom. 4234 Des trois celui qui a le plus l'aspect de brouillon et qui trahit le tâtonnement de l'écrivain roumain, le premier ensemble de cahiers d'écolier compte en tout 169 feuillets d'une très fine écriture au crayon, puis à l'encre pour les feuillets 36 v° et 37-39. Certains d'entre eux contiennent des fragments de la nouvelle Dac ă vecinii îmi omoară hulubii7, des dessins et des notes disparates8.a. La nouvelle Dacă vecinii îmi omoară hulubii, prémisse du roman.Teodoreanu avoue en effet en 1947 dans Masa umbrelor que La Medeleni a pour point de départ une nouvelle: C'est ce qui m'est arrivé avec La Medeleni. Je me suis mis à écrire une nouvelle intituléeDacă vecinii îmi omoară hulubii, et dont les protagonistes étaient Dan Deleanu, un lycéen de Bucarest, et Monica, une jeune fille d'un domaine de Moldavie. La nouvelle commençait de façon bifurquée: dans le train qui amenait, pour les vacances, le lycéen au domaine de ses parents; et au domaine de Moldavie, où Monica attendait Dan. J'écrivais consciencieusement et fructueusement, mais sans conviction. Tout ce qui arrivait, au présent narratif, me semblait une allusion à un passé d'une richesse accablante, fabuleuse, et pour lequel je soupirais presque moi aussi, avec les protagonistes, bien que je ne le connusse point. Jusqu'au moment où, après quelques jours d'effort qui devenait supplice, je me suis dit, en m'appuyant sur la plume comme sur un bâton quand on change de route: Mais la nouvelle que j'écris n'est qu'un chapitre du roman que je veux écrire. Car c'est à ce moment-là que j'ai eu la certitude de Medeleni, qui était écrit en moi. Et, en effet, la nouvelle est devenue, au bon moment, un simple chapitre valable, quoique écrit de manière anticipée, du deuxième volume de La Medeleni.9 Cette première ébauche de ce qui va devenir le chapitre O noapte (I) de la première partie de Drumuri, conçue pour le numéro de Pâques 1925 de Viaţa Românească, est considérée par Teodoreanu comme un moment nécessitant une longue analepse explicative qui deviendra le roman Hotarul nestatornic. Il explique en effet en 1927: «En quelque sorte, pour expliquer l’âme de mon héros, je ressentais la nécessité de montrer une série d’événements concernant l’ensemble du passé de mon personnage; je me suis réveillé en train d’écrire Hotarul nestatornic, et j’ai finalement complété la série avec le roman Drumuri.»10La rédaction de ce premier volume s’est élaborée en grande partie au bord de la Mer noire, durant l'été 1924, comme en témoignent une note du manuscrit: «Lily: Bureau postal Carmen Sylva. Plage d'Eforie, Villa Meia, Techirghiol, département de Constanţa.» 11, et l’auteur lui-même, qui, dans une interview publiée en 1927, affirme que Hotarul nestatornic a été composé «moitié à Iaşi, moitié à Techirghiol»12 D’autre part, une lettre de Lily Teodoreanu à Garabet Ibrăileanu, datée de Techirghiol, 27 août 1926, confirme la présence des Teodoreanu au bord de la Mer noire en été 1924, en compagnie de Cezar Petrescu.13 Enfin, une note de Viaţa Românească en 1925 laisse penser que Hotarul nestatornic est prêt dès l’été de l’année précédente.14Trois remarques s'imposent sur ce premier volume. b. Le roman des vacances. Il faut d’abord noter que durant cette première phase d'élaboration Teodoreanu pense donner à La Medeleni le titre Cele şase vacanţe15: il écrit en effet ce titre sur la première page du premier cahier, suivi de l'indication «Ie partie»16. Dès la première version, la narration se situe donc sous le signe des vacances qui se suivent et se répètent à la campagne. Dans le chapitre III de la Ie partie (Herr Direktor), sur la première page du chapitre, ce titre est simplifié en Vacanţele17, puis en Vacanţele. Roman sur la couverture du premier cahier18. À un moment le romancier envisage même d'intituler la IIe partie du volume Marea19, reflet de l’écriture matérielle du livre à Techirghiol.c. Une structure souple et un texte lacunaire. On peut remarquer aussi qu'au début le romancier n'a pas encore une idée nette de la composition de l'oeuvre: pas de numéro ni de titre de volume (à l'exception du chapitre III, intitulé dès le début Moşu Puiu (Herr Direktor)20, absence de titre pour le premier chapitre, qui deviendra Potemkin şi Kami-Mura. Par rapport au texte définitif de 1925, ce chapitre lacunaire dans le manuscrit 4234 s’arrête à la phraseChipiul Peste-Amiralului rus[,] tresări, rămânând cu o gropiţă întunecată în fund.21 (T. F.: Le képi du Sur-amiral russe trembla et resta troué d’une fossette sombre en son fond.), et accuse donc un déficit important de 57 pages. Le futur chapitre II ( Căsuţa albă şi rochiţa roşie22) est également manquant, contrairement au chapitre III, qui sera conservé sans grandes modifications.Suit immédiatement le chapitre IV, sans rupture de partie, lacunaire lui aussi en son commencement et en sa fin. En effet la scène où les enfants mangent les raisins est déficitaire par rapport au texte définitif; elle commence par des notations griffonnées, presque inintelligibles, puis vient la phrase Monica desprindeà boaba, o desbrăcà de cojiţă între buze [...](T. F.: Monica détachait le grain, le dépouillait de sa peau entre les lèvres [...]). La comparaison inaugurale Ca dintr’un cantalup ţinut la gheaţă, delaolaltă cu lumina soarelui, intrà răcoarea prin ferestrele deschise: venise toamna.(T. F.: Comme d’un cantaloup tenu sur la glace, avec la lumière du soleil, la fraîcheur pénétrait par les fenêtres ouvertes: l’automne était là.), la riche description de la corbeille de raisins et des attitudes de Dănuţ et d’Olguţa seront écrites par Teodoreanu dans la préparation finale du manuscrit en vue de l’impression. Coupé en deux parties à la phrase Şi adierea toamnei de afară, învăluind suflarea toamnei din cotnar, se umplù de amintiri...23 (T. F.: Et la brise d’automne au-dehors, enveloppant le souffle automnal du vin de Cotnar, se remplit de souvenirs...), le chapitre IV sera fondu dans la phase finale. L’exclamation de clôture de Madame Deleanu («_ Săracii! Bieţii copii!» 24) sera complétée elle aussi par une image en point d’orgue, à la manière de celle du premier chapitre de Hotarul nestatornic dans le texte définitif25:Cu mişcări nesigure şi albe, cădeau petalele unui trandafir de pe măsuţa de noapte: cum se dezvelesc copiii mici prin somn, când visează...26 (T. F.: Avec des mouvements indécis et blancs, des pétales d’une rose tombaient sur la table de nuit: comme se découvrent les petits enfants dans leur sommeil, quand ils rêvent...). Ces remarques de détails pourraient être poursuivies. Ce qui ressort de ces ajouts de dernière heure au manuscrit 4234, c’est la volonté de Teodoreanu d’unifier le chapitre IV intitulé Herr Direktor, et d’y circonscrire le nœud de Hotarul nestatornic: par le passage du chapitre en tête de la IIe partie et donc en position centrale par rapport au roman, afin de marquer matériellement la grande ellipse temporelle entre ce chapitre et ceux qui précèdent; enfin par l’encadrement plus rigide du chapitre au moyen d’images éblouissantes et suggérant «l’écoulement inéluctable du temps» 27.d. Des variantes importantes. Il est clair, enfin, que les deux derniers chapitres du premier volume autographe de La Medeleni, très travaillés, présentent de nombreuses différences avec la version définitive, certaines particulièrement significatives. Comme l’affirme à juste titre Nicolae Ciobanu, «nous avons affaire à deux étapes radicalement différentes de l’élaboration; le texte définitif n’est plus, comme dans les autres parties du volume, une transcription révisée du premier manuscrit.» 28 Ces chapitres refondus deviendront, dans l'édition de 1925, Robinson Crusoe et Păpuşa Monicăi, en passant par des variantes successives: Robinson Crusoe în podul cu vechituri pour le premier, Monica aime Dănuţ de tout son cœur..., Nu te supăra, Dănuţ puis Căsuţa păpuşelor pour le second.292. Le second volume, mss rom. 4235. Ce volume, très épais, totalise 266 feuillets non-lignés, toujours écrits au crayon noir. Il contient la première version du deuxième volume de la trilogie La Medeleni, Drumuri, ainsi que quelques notes griffonnées, en rapport avec l'activité d'avocat de Ionel Teodoreanu. Il est lui aussi précisément daté et localisé: «Techirghiol, 3 août 1925 _ Techirghiol, 3 septembre 1926». 30 Le 27 août, Lily Teodoreanu écrit à Ibrăileanu: «Ionel vit comme un ermite entre quatre murs, en pleine boulimie de travail.»31 Le nom du dédicataire apparaît entre la Ie et la IIe partie du manuscrit, dans la variante suivante: «À Lily, le premier volume qui mérite de lui être dédié»; cette dédicace deviendra, en tête du volume Drumuri: «À Lily, mon premier volume que j'estime digne de lui être dédié». Le manuscrit porte le titre La Medeleni, fait compréhensible dans la mesure où à cette étape le premier volume a déjà été publié chez Cartea Românească après avoir paru en extraits dans la revue de Iaşi Viaţa Românească.L'examen de ce volume appelle deux séries de remarques. a. Le redécoupage des chapitres. Ce qui frappe d’abord, dans cette première version, c’est qu’elle est très proche de l'édition princeps, avec quelques variantes qui représentent en réalité des amplifications de détails du texte manuscrit, et qui ont pour fonction une intensification du réseau des images. Dès cette phase, la composition du volume en parties et en chapitres est acquise. Le travail opéré entre cette version et l'édition princeps consiste surtout en un redécoupage des chapitres à l'intérieur des parties, pour des raisons d'équilibre architectonique. Ainsi, dans le manuscrit, la première partie est presque entièrement occupée par le premier chapitre, Sfârşitul unui an şcolar: dans l'édition, la matière est divisée en trois chapitres: Sfârşitul unui an şcolar, «Il était un petit pommier» et Escapada Olguţei.32 Ainsi, la seconde partie, intitulée O noapte, o zi, o noapte (variante: Bucureşti-Medeleni. Două nopţi şi o zi)33 et monolithique dans la première version manuscrite, devient trois chapitres dans l'édition princeps: respectivement I. O noapte, II. O zi, III. O noapte. Ainsi, dans la version originale, les chapitres IV et V de la IIIe partie forment une unité, divisée en deux chapitres dans la version définitive, respectivement IV. Titlul romanului et V. Tânărul romancier.34 Ce redécoupage de la masse romanesque est bienvenu: il isole mieux les grands moments du récit et les met ainsi en valeur; il crée l’ordre et accroît la lisibilité du texte.b. Les métamorphoses des titres. Quant aux titres, enfin, Teodoreanu a défini dès ce volume celui de l'ensemble de sa trilogie: Medeleni; il faut rappeler qu'alors qu'il rédige le manuscrit du second volume, le premier a déjà paru dans Viaţa Românească et aux Éditions Cartea Românească. Le manuscrit donne au volume II le titre Dacă vecinii îmi omoară hulubii 35, qui devient, dès la IIe partie, Drumuri36, comme dans la version définitive: ce titre exprime assez bien, aux yeux de l'auteur, la situation des héros adolescents en chemin vers l'âge adulte -- chemins au pluriel, car leurs routes divergent ou sont suivies parallèlement. Dans la version originale, les titres des chapitres, eux, subissent de nombreuses modifications, notamment les deux premiers de la IIIe partie: pour le premier chapitre, Ioana Pallă, Castelana de la Sălcii, Caietul cu foi albe; pour le second: Sunt fratele motanilor, Rodica37; pour le troisième: Copilul care a sărutat un zarzăr38. Cette remarque sur la genèse du roman prend toute sa portée quand on la rapporte à la narration dans la IIIe partie du volume, où Dănuţ, le personnage principal, racontant à Rodica son «roman vécu», propose pour celui-ci une série de titres alternatifs («Adina Stephano ou Séduite au patinage ou La femme aux plus beaux seins ou La fillette au corps de Salomée ou Le mari trompé ou Le don juan du Lycée Lazăr ou Méfiez-vous des hommes!»). On a ici un de ces prodigieux jeux de miroirs qui font toute l'originalité de La Medeleni.3. Le troisième volume, mss rom. 4236. Le manuscrit mss rom. 4236, qui correspond à la première ébauche du dernier volume de la trilogie, comprend neuf cahiers de papier réglé totalisant 94 feuillets. a. L'écriture de la mer et de la montagne. Il est possible de fixer à l'été 1927 l'époque où Teodoreanu termine cette première version manuscrite: en effet, une page isolée du IXe cahier indique «1927, 18 juin, Techirghiol» 39; la première page du cahier VI, «1er septembre 1927, Agapia [...]». De plus, dans une interview publiée en novembre 1927, l’auteur affirme lui-même avoir composé la première version manuscrite de Între vânturi durant les dernières grandes vacances, à Techirghiol au bord de la Mer noire, puis à Agapia en Moldavie, travaillant de 8 à 10 heures par jour, loin de la vie mondaine bucarestoise et des visites, sans notes et sans fiches.40• Techirghiol, Mer noire, juin-juillet 1927. À Techirghiol Teodoreanu ne parvient à écrire que le premier chapitre de Între vânturi; le 2 juillet il note la lenteur avec laquelle avance la rédaction: «Je n’ai écrit jusqu’à présent que 9 pages. Horrible! Pourtant je travaille d’arrache-pied, avec une opiniâtre assiduité. [...] Il me semble que je perce un tunnel avec la seule force de mes bras, avec au fond des yeux le pressentiment du ciel tragique de l’automne que me cache encore l’opacité du pesant relief de roche et de terre.» 41 Ses conditions de travail au bord de la mer, dans une demeure d’où le regard semble «contempler tout, comme à travers des yeux de mouette»42, sont en effet difficiles. D’abord, parce que le romancier «ressent encore les doutes et les fièvres des fondations»43, ensuite parce que l’atmosphère de la station balnéaire est moins propice à un labeur soutenu et régulier que celle du monastère moldave: «J’ai d’ailleurs la conviction que les montagnes me donneront une tout autre concentration que la mer pour écrire. Certes, j’ai travaillé ici, mais je n’ai pas eu cette année suffisamment de calme et de répit. Presque toutes les pages ont été écrites entre deux portes, dans le braillement d’un grammophone.»44 De même, la rencontre de Tudor Arghezi, en villégiature lui aussi à Techirghiol avec sa famille, les interminables discussions entre ce romancier et ce poète rivalisant d’enthousiasme et d’originalité, ne laissent guère de loisir à Teodoreanu, même si elles marquent profondément la genèse même du dernier volume de La Medeleni: «Son être, écrit le romancier à propos de l’auteur des Cuvinte potrivite45, m’a donné quelques suggestions utiles à mes écrits. Dans une certaine mesure, l’un des personnages de ce roman aura la fibre altière d’Arghezi.»46Bref, à la fin de juillet 1927 Teodoreanu ne part pas pour Agapia «les mains vides», mais avec seulement «quelque cinquante ou soixante pages format V[iaţa] R[omânească]»47 et le désir d’accélérer son rythme d’écriture: «À Agapia je changerai mon programme de travail. Je me lève de bonne heure, je travaille jusqu’au déjeuner, sieste, visite au Vatican48, travail de nouveau.»49• Agapia, août-octobre 1927. Le reste de Între vânturi, soit plus de 300 pages, est écrit près du célèbre monastère moldave, dans «une maison bien assise sur le versant le plus ensoleillé d’Agapia» 50. Fin septembre51, Teodoreanu expédie à Ibrăileanu, pour une publication fragmentaire dans Viaţa Românească, «le reste de cet énorme manuscrit, dont la transcription est héroïque, purement et simplement, puisqu’elle a pris à Lily des fractions importantes des plus beaux jours d’Agapia»52. Il s’agit des IIe, IIIe et IVe parties du roman, jusqu’à la préparation du suicide d’Olguţa. Il pense avoir encore «une semaine de travail intense» jusqu’à la fin du roman, et renvoie à Ibrăileanu une «nouvelle récolte de manuscrit» quelques jours plus tard, après une excursion impressionnante dans les gorges du Bicaz en compagnie de Cezar Petrescu. Teodoreanu a atteint désormais sa vitesse maximale d’écriture, mais s’interroge avec angoisse sur la vigueur de son style: «après l’effort pour faire mon nombre nécessaire de pages medelenistes, mon style est devenu comme une galoche abandonnée depuis deux ans. Je sens pourtant que ces gorges sont restées imprimées en moi comme une allée menant à des volcans spirituels. En elles est gravée comme la vision d’une procession d’animaux préhistoriques, avec le hurlement de l’effroi devenu pierre mugie vers le ciel.»53 Quant au poignant chapitre III de la IVe partie et au final du roman, ils seront écrits vers le début d’octobre 1927, comme l’indique Teodoreanu dans une conférence tenue à Sibiu en 1937:54 Ce troisième et dernier volume appelle trois remarques. b. D' Olguţa à Între vânturiOn note d’abord que le romancier a longtemps hésité sur le titre à donner au dernier volume de sa trilogie: Olguţa 55, puis Ultima vacanţă, Vânt, Între vânturi enfin56. Olguţa allait de soi, dans la mesure où ce personnage, avec son drame amoureux et sa mort tragique, occupe le centre de ce dernier volume. Mais le titre Între vânturi a été préféré parce qu'il se trouve en continuité métaphorique avec les deux premiers volumes, Hotarul nestatornic et Drumuri; les destins des personnages et de leur temps se trouvent balayés par la bourrasque du contingent: passion d’Ogulţa pour Vania, cancer de la jeune fille, entrée en guerre de la Roumanie aux côtés de l’Entente, ruine de la famille Deleanu, qui doit se résoudre à vendre Medeleni à Rodica Bercale.c. Les efforts de structuration Une seconde observation concerne la composition du roman à cette étape de la rédaction. Bien que la version définitive du IIIe volume comporte trois parties sans chapitres et une IVe partie composée de quatre chapitres et suivie d'un épilogue, il faut noter que la première version manuscrite n'est pas rigoureusement composée et que les parties ne sont pas nettement indiquées. On remarque surtout que le romancier pensait un moment diviser son dernier volume en deux parties, la première reprenant en chapitres les trois premières parties du texte définitif, la seconde reprenant la quatrième, toujours divisée en quatre chapitres. Un long passage de la Ie partie, depuis la phrase
( T. F.: Près de Vania le sommeil était inconcevable...)jusqu'à
devait constituer un chapitre distinct, intitulé Elegie et consacré à l'amour d'Olguţa pour Vania. d. Vers une mise en relief du volume Il faut signaler enfin un point important concernant la IIIe partie du volume dans la première version manuscrite. Teodoreanu n'a dissocié cette partie en deux autres (III et IV) que dans la version finale, distinguant nettement deux moments tragiques: d'une part, le suicide d'Olguţa -- chapitre III -- et d'autre part le voyage inutile de Monica, et sa vaine et terrible attente près du phare de Constanţa (chapitre IV). Cette refonte est bienvenue, parce qu'elle rétablit un certain équilibre dans les proportions (la IIIe partie était trop volumineuse) et qu'elle donne à tout le volume, en dissociant les deux scènes, un relief bien plus tragique. __________ |