Vivante forêt d’images

 

Bilan et projet.

Le premier chapitre, intitulé L’art de la pointe, a considéré les images de La Medeleni d’un point de vue topographique; on a ainsi mis en évidence leurs fonctions selon leur position dans le texte romanesque - intensive et dynamique, rythmique et narrative, structurante; on a aussi dégagé la valeur majeure du trope à partir de quelques exemples révélateurs - celle de pointe baroque à caractère obsessionnel.

Cette perspective a permis de situer clairement l’image littéraire dans un cadre assez large, par rapport aux points des différents segments de la matière narrative (début et fin de partie ou de paragraphe), mais elle donne à l’image teodorenienne une caractère à la fois statique, par la mise à l’écart du lien entre la figure et le récit, et périphérique, par la relégation de la figure aux bornes matérielles du texte. Aussi convient-il maintenant d’orienter l’étude dans une direction dynamique, en s’intéressant à la période de l’image dans La Medeleni, c’est-à-dire à l’organisation des tropes dans l’espace textuel. D’un point de vue interne, d’abord, nous examinerons l’amplitude des figures, depuis le raccourci jusqu’à l’image complexe, en passant par la comparaison expansive; d’un point de vue externe, ensuite, nous identifierons l’effet centripète des figures et leur angle par rapport au champ diégétique du roman.

 

A. Point de vue interne.

Le tableau IV et son graphique présentent les résultats d’un classement volumique des images de notre trilogie. Les tropes ont été considérés d’un point de vue interne comme des figures diégétiques, c’est-à-dire comme des tropes dont le phore appartient au cadre spatio-temporel du récit»1. C’est ce déploiement dans l’espace de l’écriture et cet «effet centripète du ramassement du champ métaphorique sur le narratif»2 qui a ont été mesurés matériellement et étudiés selon les règles de la prosodie, depuis les configurations les plus réduites (images en raccourci, images pointillistes), jusqu’aux comparaisons expansives et images complexes, telles que les constellations métaphoriques, comparaisons continuées et métaphores filées, métonymies en plusieurs points, allégories.

VII - Classement volumique des images de La Medeleni.

Images en raccourci

189

Images pointillistes

12

Images-récits

25

Images complexes

72

Comparaisons expansives

39

Images inclassables

415

Perpessicius remarquait déjà en 1928 le caractère élastique de l’image chez l’auteur de La Medeleni et ses modulations d’amplitude: «Ce qui frappe dans l’écriture de M. Ionel Teodoreanu, c’est bien sûr la métaphore, depuis le simple germe adjectival jusqu’au poème interstitiel.»3 Le tableau IV met en évidence ces variations d’amplitude, sans qu’on puisse distinguer la prédominance d’une formule pour l’ensemble du roman: en effet, les images en raccourci sont en nombre élevé (189 en tout, soit 56% des images classées), mais on sait par ailleurs que 141 images s’étendent sur un ou plusieurs paragraphes, respectivement pour les trois volumes 48, 55 et 38. En revanche, certaines configurations caractérisent les différentes composantes de La Medeleni.

I. Images en raccourci.

Ainsi, avec 102 occurrences sur 189, Hotarul nestatornic se singularise par une forte domination d’images courtes, situées très souvent en clausule de paragraphe; c’est plus que l’ensemble des images en raccourci de l’ensemble des deux autres volumes (voir graphique ci-dessous).

1. Images-fusées.

La brièveté de certaines d’entre elles surprend le lecteur. À cette concision de ce que Pompiliu Constantinescu nommait négativement et par référence à Baudelaire «les fusées métaphoriques du premier volume»4, s’ajoutent en effet l’éclat de la pointe et la densité extrême de l’expression obtenue grâce à l’image. La synecdoque et la métonymie concourent particulièrement à ce resserrement de la masse du trope et à l’accélération du rythme narratif si primesautier dans le volume consacré à une enfance qui se joue sous les yeux du lecteur. Par exemple, Danuţ sort de la maison avec le désir fébrile de retrouver son cerf-volant laissé au pied d’un chęne: «Îi erau mânile flămânde»5 note brièvement Teodoreanu (personnification par synecdoque); Monica rit aux larmes en voyant le chien Patapum happer la viande d’Olguta: «Îi căzură lacrimi pe friptura surprinsă»6 - personnification par métonymie, plus hypallage.

2. Images versifiées.

Un autre procédé du resserrement des images utilisé par Teodoreanu dans Hotarul nestatornic et parfois dans Între vânturi, est celui de la fusion du trope dans le moule prosodique du vers. Dans ce cas, la figure occupe un paragraphe qui possède d’abord la marque principale de la forme versifiée - la structure de l’alinéa - , par exemple «Lumina soarelui adânc se dăruia pământului.»7 - allégorie plus hypallage une nouvelle fois, ou encore la métaphore «Şi Dănuţ singur în faţa oceanului de bănci şcolare...»8, et qui possède éventuellement une marque secondaire du vers, comme la césure dans la personnification suivante «Romaniţele râdeau în soare, şi ele în vacanţă.»9, ou dans un parallélisme très plastique, caractérisé par une traduction métaphorique avec hypallage de nouveau: «"Monica îl iubeşte pe Danuţ din toată inima"... Opt vechi cuvinte pe o hârtiuţă: opt ceruri tropicale imens înstelate.»10

Certaines images courtes de ce type versifié trahissent la volonté claire du romancier à la fois de marquer un point d’arrêt suspensif et résumatif dans la narration, par une sorte de respiration profonde, et d’autonomiser l’image en lui donnant un caractère statuaire, comme dans la métaphore humoristique suivante (la fillette inspecte la valise de son frère): «Olguta avea ochi de vameş socialist.»11, ou même dans la comparaison de Între vânturi dans l’épisode du procès d’inceste, à propos du public: «Tacerea veni ca o paloare.»12

3. Images ternaires.

Un dernier procédé de resserrement de l’image dans La Medeleni consiste en une concentration extrême du comparant en apodose de période à cadence mineure, avec des segments courts de trois termes (comparaisons ternaires, 24 dans l’ensemble du roman), en trois syllabes éventuellement - ce que Henri Morier appelle nombre expressif13: «Automobilul porni ca un pumn.»14, ou plus souvent sept, en clausule de paragraphe; ainsi, l’odeur de térébentine pénètre dans la chambre des filles «ca o indiferenţă»15; après la disparition d’Olguta, Medeleni devient silence, «ca numele morţilor»16.

 

II. Images pointillistes.

D’un point de vue volumique, d’autres images de La Medeleni, essentiellement celles de Drumuri et de Între vânturi, se caractérisent par leur écriture pointilliste, qui doit beaucoup au «style télégraphique» de Marinetti et à la technique des «mots en liberté» du futurisme, issue de Rimbaud et de Mallarmé17. Ici la figure se ramasse par nominalisation du comparant toujours, et du comparé très souvent. À cette transformation par réduction, s’ajoute l’utilisation de l’apposition, qui établit une différence de niveau entre le thème et le phore, par l’utilisation des points (point simple, double, suspensif, exclamatif). Cette écriture pointilliste provoque encore une fois une mise en relief de l’image, par la focalisation qu’elle opère sur ses éléments constitutifs; d’un point de vue rythmique, elle accélère le récit par effet de martèlement.

 

VIII - Répartition des images pointillistes.

Hotarul nestatornic

1

Drumuri

7

Între vânturi

4

1. Traduction métaphorique explicative.

L’image pointilliste permet d’abord une mise en évidence structurale de la traduction métaphorique explicative. Dans ce cas, la construction pointilliste (thème point phore) est suivie d’une courte explication de l’analogie, juxtaposée elle aussi à l’image. Ainsi, dans Drumuri, Dănuţ écrivain attend «o metaforă sau o înlănţuire de imagini care deschid perspectivă asupra unei emoţii: barcă, plecând cu pânzele desfăşurate; o urmăreşti în tine cu ochii deschişi.»18 Il s’agit ici d’une figuralité très analytique, qui vise à la transparence par un dévoilement intégral du lien de similitude entre le comparé et le comparant, et qui provoque parfois la perte d’une certaine charge mystérieuse de l’image: «Adina... Răspântie de zâmbet dureros între două stele căzătoare: ea spre Bucureşti, el spre Medeleni.»19

2. Traduction métaphorique simple.

L’écriture pointilliste permet aussi la mise en relief de la traduction métaphorique simple de type a point b (thème point phore), sans développement du point de comparaison, comme dans toute métaphore. Un seul cas concerne la comparaison, mais il est intéressant dans la mesure où l’effet pointilliste y est dense - le phore est rejeté à l’alinéa selon un procédé d’enjambement dynamique et relevant, le thème extrêmement concis (un seul mot de trois syllabes) étant ainsi mis fortement en relief: «Adina. / Ca un vânt aspru prin vitralii sparte.»20

· Images télégraphiques.

La plupart du temps, les images se resserrent par métaphorisation: le phore s’esquisse dans une proposition courte juxtaposée au thème sans copule grammaticale. L’écriture gagne ainsi en nervosité et en concision, et acquiert un caractère télégraphique très moderne, propre à la poésie récitative, ainsi dans l’image très plastique de Între vânturi: «Zorii lunii se ridicau pe mare de pretudindeni, ca şi cum luna n'ar fi fost izvorul, ci numai semnul deşteptărei lor. Albe denii în miez de noapte.»21

La traduction métaphorique court-circuite la figure et met le thème en avant par un effet de fuite du phore, cartactéristique de l’esthétique baroque; multipliée, elle donne l’impression artificielle de l’exercice de style par la dichotomie de l’analyse qu’elle implique. Mais la valeur de l’ «étincelle», pour reprendre l’expression de Breton, est incontestable; par exemple dans l’épisode où Olguţa revit de maničre rétrospective les années parisiennes, couchée sur le pont du bateau Marseille-Constantinople: «Acum şedea întinsă în chaise-longue, trează, cu ochii deschişi. Înfrângere de corabie cu pânzele întinse, răsturnată pe ape.»22, dans l’idéalisation amoureuse qui s’opère dans l’esprit de Mircea Balmuş: «Olguta... Zvâcnea în el numele ei ca un nod de vânturi tinere. Frăgezime de picioare copilăreşti dănţuind prin iarbă în zori de zi.»23, ou de la jeune fille pleurant l’errance de Vania: «Dragostea ei! Dragostea ei! Rândunică aruncată în convoiuri de gheţari!»24 - avec, dans ce dernier exemple, une double nominalisation des propositions exclamatives et une répétition renforçant le resserrement de la figure.

3. Traduction métaphorique sérielle.

L’écriture pointilliste permet enfin une mise en relief de la traduction métaphorique sérielle ou harmonique, évidente dans Drumuri. La métaphore est alors utilisée par Teodoreanu comme un procédé poétique de développement thématique, déjà mis en évidence par Albert Henry à propos de Neiges de Saint-John Perse.25 L’image se resserre violemment dans sa première partie, constituée par le thème sous sa forme nominale courte, puis s’épanche dans une seconde partie, où le phore se développe autour d’une isotopie connotative, en une série rythmée de groupes nominaux brefs, par exemple: «Mingea: pântec alb de rândunică, salt de spumă, bulgăr de omăt elastic, aşchii de lumină...»26 Il s’agit ici d’un développement, dans le cadre romanesque, de la formule de la notation, initiée dans le premier volume publié par Teodoreanu, Jucării pentru Lili [«Jouets pour Lili»], et qui doit beaucoup, dans une égale mesure, à la manière du Français Jules Renard et des Roumains Dimitrie Anghel27 et Adrian Maniu dans Figurile de ceară [«Les figures de cire»] de 1912.. Le procédé de développement métaphorique à thème produit un resserrement extrême de la pensée, par effacement de toutes les expansions nominales, adjectivales notamment, et par construction paratactique; à ce titre, un très bel exemple d’écriture pointilliste condensée, et d’une évidente modernité romanesque, est offert encore une fois par le volume Drumuri: «Vânt nu era; nici adieri. Tăcerea numai - lanuri de tăcere, plopi de tăcere, cer de tăcere - ca reculegera unei dureri: lespede pe suflet, umbră îngheţată.»28

• Poème en prose

Comme dans la première œuvre en prose de Teodoreanu, Uliţa copilăriei [«La Ruelle de l’enfance»] - à une époque où l’esthétique du symbolisme était en déclin en Roumanie29 - , dans La Medeleni le procédé de la notation métaphorique s’épanouit pleinement et de manière autonome dans des poèmes en prose généralement descriptifs, qui se développent à l’intérieur de la diégèse, dans la lignée de ceux de Delavrancea30 en Roumanie, et sous l’influence française probable du roman ou poème musical tel que le définit Romain Rolland, quand il préconise l’application au roman du principe du poème en prose et l’épanouissement du sentiment à côté de la logique narrative factuelle31.

La Medeleni développe un grand nombre de passages caractérisés par une forte densité de figures pointillistes sous forme de séries métaphoriques généralement nominales, donnant au texte l’allure du poème récitatif tel qu’il sera illustré par Saint-John Perse en France, ou par une poétesse roumaine contemporaine comme Victoria Ana Tăuşan en Roumanie32. Ainsi en est-il dans Drumuri, avec l’image archétypale du printemps et des abricotiers en fleurs:

 

Alb pur, stranele trunchiurilor. Candoare luminoasă. Lumini de lună şi de zori, roind în clar tumult. Mărgean palid cu vinişoare roze. Bluze de vară cu dantelă, în care tinereţa unui trup e undă vag purpurie.

Încântare pufoasă în faţa cerului albastru. Pomi îngereşti. Parfum prea copil ca să fie parfum. Zâmbet în petale, zâmbet în miresme. Zarzării. Nume plin de albine. Petale care cad, plutind, zbor întors spre pamânt. Suspin naiv al primăverii.33

 

Les «poèmes interstitiels»34 de La Medeleni sont marqués aussi par un emploi abondant du verset comme marque de respiration du texte, et par une autonomie structurelle qui n’est pas incompatible avec leur insertion naturelle dans le récit et dans le faufil sémique du roman. Un exemple de poème en prose de ce type figure à la fin d’un chapitre de Drumuri, dans la position liminaire caractéristique de la trilogie - avant un blanc suivi d’un astérisque - , et fonctionne comme une topographie déchargée de ses éléments référentiels, concrets, par des jeux chromatiques et polyperceptuels qui évoquent plus d’une fois l’esthétique symboliste: Alexandru Philippide a raison d’affirmer que, dans la description de la nature, Teodoreanu saisit volontiers le paysage à peindre pour en faire une «beauté en soi»35. C’est une évocation lunaire, irréelle et presque fantomatique, de Iaşi. L’emploi de nombreuses pointes comparatives et de séries métaphoriques en fin de verset en cadence majeure, de multiples anaphores et énumérations ayant pour but d’appréhender de manière insistante le halo de la réalité; la richesse des nuances lexicales, la fusion des registres végétal et architectural et l’opposition sémantique de l’ombre et de la lumière, enfin cet art de peintre la nature par «représentations arbitraires»36 dégagées du contingent... tout concourt ici au resserrement et à l’unité du passage, à l’expression d’une harmonie tellurique et cosmique, presque mystique, de l’univers, et à une érotisation très eminescienne du paysage saisi comme un reflet tremblant:

Revărsarea lunii împodobise cu fildeş vechi o coastă a cerului.

Iaşul durat din tăceri de biserici, intrase în noapte deplin. Nu auzeai nici glas de om, nici huruit de roţi, nici, răcoroasă, copita calului bătând asfaltul. Uneori, în depărtarea Tataraşului, hămăiau cânii, ca la ţară.

Turlele bisericilor de pretutindeni şi plopii arătau cerul.

Luna se înălţa, urcuş de abur pe scări fără trepte, suiş lin, avânt neted ca în somn.

Parfumul teilor nu mai ştiai: coboară din stele? adie spre stele?

Luna se înălţa. Tot cerul era o vibraţie necontenită, ca aburit de-un tremur diafan de aripi de libelulă.

Luna se înălţa înclinând argintiu zările, dezvăluindu-se tot mai albă, paloare din paloare, pe deasupra turlelor, pe deasupra plopilor, peste faldul dealurilor...

Se înălţa şi s-aduna o albă şi albastră sihăstrie în jurul ei, ca în preajma gândului ş-a piscului înalt.

Se înălţa ca parfumul crinilor, ca o răcoare pe tâmple, ca un nimb pe creştet, ca o iluminare a frunţii, ca o deşteptare a vederii...

Se înalţa şi se umplea cerul de înger limpezi, de fum de tămâie - albe şi albastre plutiri în tăria nopţii...

... Până când, în contopirea de alb si albastru, de vânăt şi vioriu, de cenuşiu si violet, de verzui şi sur, de lumină, şi umbră, şi penumbră - noaptea fu ritm de văluri pe respiraţia unui trup, şi luna - chipul acelui trup, chip atât de alb, de pur şi de iluminat, că în acea clipă, în marea singurătate a înălţimilor şi în limpezimea cerului, chipul lui Dumnezu se arătă răsfrângându-şi splendoarea în adorarea lunii.

*

 

T. F.:  Le débordement des rayons de lune avaient orné de vieil ivoire un versant du ciel.

Iaşi, bâti de silences d’églises, était entré dans la nuit pleine. On n’entendait nulle voix humaine, ni roulement de roues, ni même, rafraîchi, le sabot du cheval battant l’asphalte. Parfois, vers le Tataraş au lointain, des chiens jappaient, comme à la campagne.

Les tours des églises de partout et les peupliers indiquaient le ciel.

La lune s’élevait, montée de vapeur sur des escaliers sans marches, ascension lente, élan lisse comme dans le sommeil.

Le parfum des tilleuls, on ne savait plus: descente des étoiles? brise vers les étoiles?

La lune s’élevait. Tout le ciel était une vibration continue, comme embué d’un frisson diaphane d’ailes de libellule.

La lune s’élevait, inclinant l’horizon argenté, se dévoilant de plus en plus blanche, de pâleur en pâleur, au-dessus des tours, au-dessus des peupliers, par-delà le fronce des collines...

Elle s’élevait, et autour d’elle un ermitage blanc et bleu, comme à l’entour de la pensée et de la haute cime.

Elle s’élevait comme le parfum des lys, comme une fraîcheur sur les temples, comme un nimbe sur un sommet de tête, comme une illumination du front, comme un éveil du regard...

Elle s’élevait et le ciel s’emplissait d’anges clairs, de fumée d’encens - exhalaisons blanches et bleues dans le firmament de la nuit...

... Jusqu’à ce que dans la fusion de blanc et de bleu, de violet et de violacé, de cendré et de violet, de verdâtre et de gris, de lumière, et d’ombre, et de pénombre - la nuit devînt rythme de vagues sur la respiration d’un corps, et la lune - le visage de ce corps, visage si blanc, si pur et illuminé, qu’en cet instant, dans l’absolue solitude des hauteurs et dans la limpidité du ciel, le visage de Dieu apparut, réfléchissant sa splendeur dans l’adoration de la lune.37

III. Comparaisons expansives.

On a vu que l’image en raccourci caractérisait Hotarul nestatornic, que le resserrement figuratif s’y obtient par concentration du phore excipital, par versification, et par l’emploi habile de la métonymie et de la synecdoque, accroissant la densité de l’expression et accélérant le rythme narratif du premier volume de La Medeleni. On a montré que ce même resserrement s’obtient, dans Între vânturi, et surtout dans Drumuri, par la traduction métaphorique simple ou sérielle, sous forme de notations brèves à caractère récitatif et télégraphique, d’une nerveuse concision, développées souvent en véritables poèmes en prose. Cependant, le tableau VI et son graphique montrent qu’une autre tendance stylistique se fait jour dans notre trilogie, par rapport à l’organisation spatiale de la figuralité; elle concerne peu Hotarul nestatornic (4 occurrences), mais vise essentiellement les deux autres volumes de Ionel Teodoreanu (ceux de l’adolescence et de l’âge adulte, respectivement 12 et 23 cas rencontrés); antagoniste à la première tendance relevée dans le roman de l’enfance placé sous le signe de l’instant et de l’éternité, elle est marquée par la dilation des figures en volume, et notamment par la présence significative de comparaisons expansives en clausule de paragraphe. Celles-ci se développent dans l’espace textuel avec une ampleur plus ou moins grande, mais ce qu’il est intéressant de constater, c’est la relation de proportionalité entre la croissance de ces comparaisons expansives et le développement narratif de La Medeleni. Il en résulte, d’une part, un renforcement de la complexité narrative et de la diversification des thèmes et motifs de l’histoire, et, d’autre part, un effet rythmique de ralentissement et d’attente, marquant nettement l’inscription indélébile de l’histoire dans le temps.

IX - Répartition des comparaisons expansives.

 

La Medeleni 1

4

La Medeleni 2

12

La Medeleni 3

23

1. Segmentées.

La comparaison s’élabore parfois en une proposition constituant un seul bloc, en cadence mineure, par exemple: «Ceasul mitropoliei bătuse de douăsprezece ori, solemn şi familiar, ca o pendulă într'un mare salon cu luminile stinse.»38, avec, dans le cas présent, une expansion comparative en ligne continue, qui dramatise le récit et qui le ralentit par son effet suspensif, mais qui est trop limitée pour constituer à proprement parler une «image-récit». Le plus souvent, Teodoreanu fragmente la comparaison qu’il développe, selon le modèle de la ligne brisée. Ainsi une proposition segmentée en cinq tronçons rend de façon mimétique et suggestive l’écoulement inexorable de la durée: «Secundele se risipeau ca siruri de mărgăritare, mereu rupte, mereu sfărâmate cu picioarele, pe coridoarele lungi, printre oameni indiferenţi...»39

Un tel procédé, par atermoiement prolongé du segment final d’une proposition qui ralentit sa progression, provoque chez le lecteur un effet de réceptivité et d’attente comblée, par exemple dans l’identification et la comparaison suivantes: «- Monica, tu ai fost o icoană zugrăvită într'un schit de munte, într'un schit foarte mic, alb, la poalele unui munte pietros şi sever ca un ascet în aerul limpede...»40, ou dans une autre image de Drumuri, construite sur une période ternaire, avec apodose en trois segments, en cadence mineure suspensive: «Vorbele lui Dănuţ pluteau în jurul ei, o împrejmuiau, o cuprindeau ca fumul înalţat din acele căţui vrăjitoreşti ale orientalilor, fum dătător de visuri, şi de fericire, şi de somn.»41 Le schéma de la période peut être représenté de la manière suivante:

Vorbele lui Dănuţ pluteau în jurul ei, 

12

o împrejmuiau, 

5

o cuprindeau

4

ca fumul înălţat

6

din acele căţui vrăjitoreşti

10

ale orientalilor

8

fum dătător de visuri,

7

şi de fericire,

6

şi de somn.  

 

3

 

2. En verset.

Mais dans la majorité des cas (19 sur 39), Teodoreanu se plaît à développer ses comparaisons expansives en deux propositions ou plus, dans la structure du verset. Ce modèle présente l’avantage de combiner la rigidité du vers et la liberté de la prose, par exemple lorsque le romancier compare la rose de Danuţ, en une période en cadence mineure se développant en chapelet de deux propositions, avec un groupe compact et central de cinq adverbes: «Tot sufletul lui era o mână crispată pe un trandafir. Un trandafir roşu ca o sărutare în întuneric, când trupurile-s lipite - dens, adânc, elastic, aromat şi cărnos, cuprins în pumnii Adinei şi sărutat în miezul petalelor ca o gură.»42

Un autre cas de comparaison expansive en verset, toujours dans Drumuri, mérite qu’on s’y attarde. Elle se situe au moment où Danuţ écrit à Monica une lettre bucolique. Constituée de deux propositions en six segments, elle est rythmée par la répétition de teluric et limpezi, deux adjectifs ou adjectifs adverbiaux proparoxytoniques et mis en apposition. Ces deux mots récurrents et toniques prennent valeur de rime et permettent le découpage rythmique du verset en quatre vers de type croisé, abba: «De ce spaime stranii îi îngreuiau sufletul ca si cum, teluric, munţi crunţi s-ar fi înălţat acolo unde, limpezi, pluteau zările, munţi cu vastă suflare îngheţată?43 Ce qui donne schématiquement la période suivante:

De ce spaime stranii îi îngreuiau sufletul

a
ca si cum, teluric,         b

munţi crunţi s-ar fi înălţat acolo unde, limpezi,     

b

pluteau zările, munţi cu vastă suflare îngheţată?  

a

 

Le déploiement du phore en verset est parfois plus ample encore. Dans l’exemple suivant (il y est question de Vania), le comparant se développe en trois propositions constituant une gradation ascendante brusquement rompue, ou bathos, avec ellipse verbale dans la clausule brève; par cette période très charpentée, Teodoreanu obtient un effet mimétique d’arborescence jusqu’à la feuille: «Îşi pierdu echilibrul firii lui, ca un om educat de presiunea atmosferică a pământului, deşteptându-se într'o planetă nouă, în care pasul devine salt, braţul - aripă.»44

IV. Images complexes.

Drumuri et Între vânturi présentent un grand nombre d’images complexes, ce qui n’est pas le cas de Hotarul nestatornic, volume caractérisé, on l’a vu, par des images de dimension réduite.

X - Répartition des images complexes.

Les images se développent en volume, jusqu’à occuper un ou parfois même plusieurs paragraphes, selon le procédé précieux de l’accumulation (28 cas), ou surtout celui de la continuation (44 cas).

1. Accumulation.

a. Images diverses.

Dans La Medeleni, Teodoreanu se plaît à accumuler les images diverses (3 cas sur 28, essentiellement comparaisons et métaphores), donnant au texte romanesque une haute densité figurative.

• Emblème, séries métaphoriques.

À ce désir d’épuiser le comparé en lui adjoignant une quantité importante de phores, il faut relier d’abord un goût prononcé pour l’emblème - ainsi Vania, avec une série de cinq attributs de plus en plus figuratifs, constituant encore une fois un bathos, apparaît dans Între vânturi comme une figure emblématique du danger: «El era tulburătorul de linişte, străinul pe care căminul nu'l acceptă, de care oraşele se leapădă; drumul care trece pe lângă cimitirul cu stafii; umbra uraganului prin paşnice grădini; crivăţul din Rusia...»45, puis une tendance au développement du thème en séries métaphoriques à la Jules Renard, par exemple dans ces paragraphes du roman où Ioana Palla ironise le monde naturel déformé par les yeux de l’artiste Dănuţ:

 

Tocmai atunci scăpase în grădină un curcan care, văzându-mă, s-a burzuluit.

Tânărul Deleanu exclamă către mine:

- Uite la el: parcă-i o apoteoză de fluturi albi!

Am tăcut.

Altă dată. Răsărise o lună roză. Tânărul inspector al grădinei mele exclamă:

- Noaptea aceasta e ca plăcile de gramofon cu Carusso: e însemnată cu cerc roz la mijloc.

Altă dată, despre un muşuroi de furnici:

- Parcă-i icre negre în delir!

Despre coarnele unui bou:

- Îşi poartă musteţile pe cap.46

 

 T. F.: Il venait justement de s’échapper du jardin un dindon qui, en me voyant, s’est dressé sur ses ergots. Le jeune Deleanu s’exclame vers moi:

-  Regardez-le: on dirait une apothéose de papillons blancs!

Je suis restée coite.

Une autre fois. Une lune rose s’était levée. Le jeune inspecteur de mon jardin s’exclame:

-  Cette nuit est comme les plaques de grammophone avec Carusso: elle est marquée d’un cercle rose au milieu.

Une autre fois, sur une fourmilière:

-  On dirait du caviar en délire!

Sur les cornes d’un bœuf:

- Il porte ses moustaches sur la tête.

• Blason

Enfin, au procédé de l’accumulation particulièrement illustré dans les deux derniers volumes de La Medeleni, on peut relier celui du blason, dont l’esthétique relève elle aussi de la préciosité, et qui faisait l’admiration de George Călinescu: «Dis-moi, écrivait le célèbre historien de la littérature roumaine dans un pastiche de dialogue socratique, si l’apparition des deux jeunes filles [Olguţa et Monica] n’a pas quelques chose de la grâce somptueuse de la pudeur aristocratique et fičre des toiles de Vélasquez, ou de la suavité exubérante des fresques de Melozzo da Forli...»47. Ainsi en est-il de cette prosopopée comparée d’Olguţa et de Rodica, où domine la sensation visuelle: «Trupul Rodicăi părea hărăzit liniei orizontale, pe care ar fi înfrumuseţat-o cu belşug de rotunjimi, cum înfrumuseţează dealurile curbe, valurile pline, ronda legănare a grânelor şi prelunga plutire aplecată a zborurilor întinsurile plane ale pământului. / Trupul Olguţei purta avântul şi vigoarea ascuţită a verticalei: plop vibrând spre cer, din lenea priveliştelor toropite. / Trupul Rodicăi chema mânile, ca viile culesul; trupul Olguţei, săgeată, puterea braţelor de arcaş.»48

b. Comparaisons

Cependant l’accumulation de tropes dans La Medeleni concerne surtout la comparaison (25 cas sur 28). Comme chez Proust dans À la recherche du temps perdu, elle est un instrument favori de Teodoreanu49. Elle est parfois redondante, donnant au lecteur l’impression du clou enfoncé plusieurs fois inutilement, ou de la banalité - laissant s’insinuer des clichés, des motifs judéo-chrétiens éculés. La critique roumaine s’est trop attardée sur de telles scories pour qu’on l’imite ici; on relèvera donc trois exemples seulement, dans lesquels l’accumulation de comparaisons apporte peu au texte, en sens comme en expressivité; le premier, quand Dănuţ regarde Adina dormir: «Şi totuşi, somnul ei îl întristase ca o nepăsare, ca o părăsire. Plecase de lângă ea, ca un vânt, lăsându-i trupul ei ca un voal abia însufleţit. [...] / Uneori [Adina] tresărea ca o coardă subt arcuş: de ce?»50, avec un jeu de reprises et de variations gratuites, une banalité des phores que ne sauve pas la paronomase un peu artificielle nepăsare-părăsire; le second, quand Vania rencontre le sourire d’Olguţa: «Faţă în faţă cu zâmbetul Olguţei, Vania întoarse capul, încet de tot, ca o enormă lacată cu cheia de mult pierdută, deschisă de o floare, ca o lacată dată în lături cu poarta de fier pe care o cetluise până atunci.»51; le troisième, quand Adina est à douze pages de distance «lumineuse et tremblante» (ou «tremblante et lumineuse») «comme une étoile de septembre»52

Mais l’accumulation de comparaisons53 dans La Medeleni est le plus souvent expressive. Teodoreanu réussit par ce procédé à donner au thème une dimension concrète. Les comparaisons sont tantôt extra-sensorielles, c’est-à-dire n’impliquant aucun des cinq sens humains, mais mettant en jeu un ou plusieurs sèmes concrets voires solides du phore (Monica attendant dans sa chambre le paquet de Dănuţ54, Vania comme présence tangible dans la vie d’Olguţa55, la boue s’agglutinant autour des voitures de Bălţi56), tantôt sensorielles, impliquant principalement l’ouïe et la vue.

• Comparaisons visuelles.

À la manière de Delavrancea, habile à noter, dans Trubadurul ["Le troubadour"] par exemple, les plus subtils effets de lumière d’une nature mouvante et frissonnante, Teodoreanu aime à accumuler des comparaisons visuelles qui font tableau ou qui suscitent l’intérêt du lecteur par leur éclat, comme dans le passage consacré aux études de signatures de Dănuţ57 ou à la description du quartier de Sarărie à Iaşi58. Dans le fragment descriptif consacré au paysage lugubre de Bălţi en Bessarabie, l’accumulation de phores visuels, concrets, matériels, confčre au passage une grande intensité réaliste et une dimension d’outre-tombe: «Ca nişte pelerini ai ploilor, stâlpii de telegraf răsăriră, lungi, de o ascetică slăbiciune, înclinaţi în mers. Câmpiile, ca nişte foaste bălţi, din zare în zare, îşi înşirau tipsiile de glod şi ploaie sură. Apărură gări pământii, ca scoase din etuvă.»59

• Comparaisons auditives.

Teodoreanu excelle aussi à accumuler pour un même thème une série de phores auditifs explosant en saccade. L’effet est comique dans le cas du ronflement des passagers bessarabiens du train de Bãlþi, avec volonté d’obtenir une harmonie imitative assez plaisante, en usant de néologismes humoristiques comme Dimitrie Anghel et George Topârceanu, mais il n’est pas vraiment nouveau dans la prose roumaine, puisqu’on le rencontre déjà chez D. D. Patrăşcanu dans Simfonia wagneriană ["La symphonie wagnérienne"]60: «Partizan al sincerităţii, acest sforăit e franc şi superb sonor ca zbârnitoarea unui zmeu înălţat. Adversar al monotoniei, acest sforăit încetează, tresaltă în cascade nazalizate, bolboroseşte agonii respiratorii, fâsâie spărgând o gheaţă, izbucneşte'n imn ca o sută de cucoşi, fârnâie ca ferestraiele betege, şuieră ca locomotivele în ceaţă, mârâie surd, hârâie înăbuşit, oftează gargarizant, geme bas, face o pauză mortuară şi râde diabolic în fiu-fiuuri soprane.»61. L’effet provoqué par l’accumulation de comparaisons auditives peut être aussi ironique, dans le cas de la locomotive poussive qui conduit le train de Balţi: «Între timp, trenul merge la trap. Maşina trage, dar suferă îngrozitor. Îi auzi respiraţia grea, şi ţi se face milă. O compătimeşti ca pe un cal prea împovărat, bătut cu coada biciului. Vagoanele sunt mătăhăloase, grele şi dezarticulate. Scândurile tremură ca ale şandramalelor când trec pe străzi camioane grele, fierăriile se zbat si sună, ca lanţurile unui siberian convoi de condamnaţi politici, geamurile dârdâie şi cad singure ca portretele din cuie şubrede.»62

• Comparaisons synesthésiques.

Mais le trait qui caractérise l’accumulation comparative dans La Medeleni, dans les deux derniers volumes exclusivement, est sa visée synesthésique: le système comparatif teodorenien met très souvent en jeu plusieurs sensations différentes qui se développent dans le texte et se contaminent les unes les autres; l’effet né de cette fusion est une synesthésie, telle que la définit Julia Kristeva: «une condensation des infra-signes, des indices sémiotiques qui ont un sens sans pour autant avoir une signification. Répartis sur les divers registres perceptuels (ouïe, vision, odorat, goût, toucher), les uns empruntent aux autres leur jouissance pour faire exister l’expression et/ou la sensation propre»63. C’est ce phénomène qui est mis en évidence dans le passage descriptif consacré aux mets délicieux de la baba, empreints de sensualité gastronomique64, dans le blason du corps d’Adina65, ou encore dans un moment lyrique consacré aux sons de la mer, et où les phores se développent à partir de perceptions multisensorielles, selon l’esthétique symboliste de Baudelaire et de Rimbaud, dont le romancier roumain est largement imprégné66: «Fffff... E lenea moale a mării. E spuma plină ca o guşă de hulub. E zborul onctuos, ca al buhnelor albe în lumina de lună. [...] Ş. Fierbe spuma în clocote mari, şuierând. Şşşş. E ca o gară din care toate locomotivele lumii, în aburi şi în fum, ar porni, clătinând temeliile pământului, cu uraganul lor de fier înspumat.»67

Dans Între vânturi, un thème matériel et spirituel, connotant habituellement la sécheresse érudite - les ouvrages de la biblio-thèque du directeur de Viaţa contimporană - , s’épuise délicieu-sement par des phores polysensoriels exprimant la sensualité du livre-objet: «Scările se umpluseră de cărţi, răspândind mirosul acela de hârtie tipărită, încă netăiată, bun ca mirosul scândurii albe şi ca aroma pânii calde, pentru nara pasionatului lector. Cărţi proaspete pe care mâna le alintă, le deschide, culegând în treacăt parfumul unui cuvânt din misterul frazei necitite, pe coperta cărora ochii recunosc acele nume de azur, care au cuiburi în inima noastră, ca rândunelele subt streşina caselor.»68

On voit ainsi se manifester dans l’écriture romanesque de Teodoreanu la volonté d’aborder la réalité des objets par la mise en jeu d’une perception globale, plurisensorielle, et exprimée par la multiplicité des images, telle qu’elle apparaîtra quelques années après la publication de La Medeleni, chez Ion Vinea, dans Paradisul suspinelor ["Le paradis des soupirs"]69. Il s’agit donc ici d’une stratégie cognitive qu’on s’attendrait à voir adopter par un poète habile à explorer les gouffres sémantiques et ontologiques, et moins d’un procédé narratif d’approche du réel par angles perspectifs, tel que l’adopteront plus tard les nouveaux romanciers roumains des années 1970 et 1980.70

Constellations comparatives.

Toujours dans une perspective volumique, l’image medeleniste atteint son extension maximale dans une structure imagistique complexe, caractérisée par l’accumulation d’un grand nombre de comparaisons formant de véritables constellations. Nous traiterons à part ce type d’accumulation, et nous nous attarderons sur un seul cas parmi d’autres, particulièrement travaillé par Teodoreanu, dans Drumuri, au moment où Dănuţ réfléchit sur sa jeune expérience d’artiste et sur sa perception des métaphores:

Răsăreau involuntar din funduri opace, uneori străvezii, fragil închegate, împaienjenite de somn şi tăcere, ca înserarea înflorită a stânjeneilor; altele izbucneau zvâcnind, grele, ca jocul delfinilor în val şi soare; altele îl făceau să clipească zâmbind, ca bulgărul de lumină pe care un copil ţi'l aruncă în ochi cu oglinjoara de buzunar; altele, nesimţite, vesteau parcă printr'o respiratie prezenţa lor, ca blândele fete ale adolescenţei când îşi apleacă barbia şi genele pe umărul tău, să vadă dacă nu-i prea trist versul pe care'l ceteşti; altele răspândeau triste nostalgii de tinereţă, ca boschetele de lilieci cu parfum de colb şi ploaie; altele tropăiau, drăcoase si irevenţioase, ca un copil desculţ pe lespezile unei catedrale; altele tremurau ca lacrima pe capăt de geană; altele iradiau, ca zâmbetul în curcubeiele clăbucilor de săpun; alte înfricoşau, ca fâlfâirea unei sutane preoteşti în noapte; altele îmbărbătau, ca senzaţia muşchilor tari; altele răspândeau soare şi frăgezime, ca o fată între cernite maici; altele, gest viu şi izvoare, luminau o fugă; altele, gest vag de fluvii, profetizau o tăcere.71

 T. F.: Elles surgissaient involontairement de fonds opaques, parfois translucides, cristaux fragiles, voilés de sommeil et de silence, comme le crépuscule fleuri de certains iris; tantôt elles jaillissaient dans un bond pesant, comme le jeu des dauphins dans les vagues et le soleil; tantôt elles le faisaient cligner en souriant, comme ces halos de lumière qu’un enfant vous lance aux yeux avec un petit miroir de poche; tantôt, sans qu’on les sente, elles annonçaient presque par un souffle leur présence, comme les tendres filles de l’adolescence quand elles baissent le menton et les cils sur votre épaule, pour voir si n’est pas trop triste le vers que vous lisez; tantôt elles répandaient de tristes nostalgies de jeunesse, comme les bosquets de lilas au parfum de poudre et de pluie; tantôt elles trépignaient, espiègles et irrévérencieuses, comme un enfant pieds-nus sur les dalles d’une cathédrale; tantôt elles tremblaient comme une larme sur le bord d’un cil; tantôt elles s’irisaient, comme un sourire dans les arcs-en-ciel des bulles de savon; tantôt elles effrayaient, comme l’ondoiement d’une soutane de prêtre dans la nuit; tantôt elles réconfortaient, comme la sensation de muscles fermes; tantôt elles répandaient soleil et fragilité, comme une fille parmi des nonnes portant le deuil; tantôt, geste vif et sources, elles éclairaient une fugue; tantôt, geste vague de fleuves, elles prophétisaient un silence.

Ici le texte se développe selon le procédé du tohu-bohu, en un ensemble de pas moins onze comparaisons par ca ["comme"] suivi d’un groupe nominal, en une longue période énumérative et distributive, dont chaque proposition introduite par le pronom indéfini alte ("d’autres", traduit ici par "tantôt"), compte un nombre extensible de syllabes:

Răsăreau involuntar [...]

1. ca înserarea                     14 syllabes

altele [...]       2. ca jocul [...]                     12

3. ca bulgărul [...]             29 (14+15)

4. ca blândele fete [...]     45 (13+17+15)

5. ca boschetele [...]         16

6. ca un copil [...]             17

7. ca lacrima [...]             10

8. ca zâmbetul [...]         17

9. ca fâlfâirea [...]             16

10. ca senzaţia [...]             8

11. ca o fată [...]                 10

 Par contamination sémantique, les phores extensibles s’y enchaînent par groupes de deux ou trois, formant réseaux: champ de la lumière pour les propositions 1 à 3 (opaques, transparents, crépuscule; soleil; cligner, boule de lumière, yeux, miroir), de la jeunesse pour les propositions 4 à 6 (adolescence, jeunesse, enfant), de la fragilité et du liquide pour les propositions 7 et 8 (larme, bulles de savon), avec un signe de jonction entre les trois réseaux sémantiques, représenté par le noyau constellaire «enfant» dans la troisième proposition, qui annonce le deuxième champ, et dans la sixième, qui anticipe sur le troisième, selon le schéma suivant:

 

                                1. opaques, transparents, crépuscule

Champ 1            2. soleil

                                3. cligner, boule de lumière, yeux, miroir

ENFANT

 

                                4. adolescence

Champ 2           5. jeunesse

                                6. enfant

 

ENFANT

 

Champ 3         7. larme

                                8 bulles de savon

Esthétique par l’harmonie des principaux réseaux sémantiques qui la structurent, la constellation comparative renforce son unité par les anaphores pronominales (altele... altele) et verbales (răsăreau / izbucneau, înfricoşau / îmbărbătau). L’effet obtenu par les deux procédés est celui d’irrisation sémantique, l’ensemble des figures et des signes mis en jeu collaborant à l’emblème de l’arc-en-ciel. Teodoreanu reprend finalement ici la méthode littéraire des symbolistes, dite «accumulation d’images hétérogènes»72, abondamment développée par Adrian Maniu dans Orfeu sau Povestirea multelor motive muzicale ["Orphée ou l’Histoire de maints motifs musicaux"]. La Medeleni s’inscrit de la sorte dans la lignée romanesque de Sadoveanu en Roumanie et de la Trilogie de Pan de Jean Giono en France73, où les images là aussi s’engendrent les unes les autres par contamination phonique et sémantique, pour former de véritables constellations.74

2. Continuation.

On a vu jusqu’ici que les figures de La Medeleni s’organisaient en systèmes de plus en plus complexes par le procédé de l’accumulation, propre à la préciosité, et qu’elles s’étendaient, dans un cas extrême, en véritables constellations d’images. Cependant elles se développent surtout dans l’espace textuel selon le procédé de la continuation (44 cas sur 72 images complexes), mettant en jeu principalement les comparaisons (15) et les métaphores (23).

a. Comparaisons filées.

Le romancier roumain aime en effet à développer les comparaisons et les métonymies en plusieurs points, dans les deux derniers volumes de La Medeleni, selon des registres nombreux et variés.

· Registre humoristique.

Dans le registre humoristique, d’abord, le tribunal de Iaşi fait figure d’arène de corrida75, les amies parisiennes d’Olguţa et de Monica devant Paşa - de craintifs pigeons vénitiens devant des statues célèbres76.

· Registre intellectuel.

Dans le registre intellectuel, par ailleurs, l’âme humaine est comparée à une maison; Teodoreanu utilise en fait une métonymie en plusieurs points, par application du concret à l’abstrait. On sait que George Călinescu a ironisé sur cette figure77; la critique vise sans doute l’aspect quelque peu plaqué de ce développement, qui ne fait que reprendre, non sans une certaine poésie, différents éléments de l’imagisme philosophique, tels qu’ils apparaissent, par exemple, chez Eminescu dans Sărmanul Dionis ["Le pauvre Dionis"]78: «Sufletul ne e ca o casă cu multe încăperi, fie chiar nemăsurat de multe. Sufletul e ca un mal la care poposesc corăbii. Aceste corăbii, fiecare din ele aducând alceva - unele rodii şi curmale, altele molime, altele cântece, altele sicrie - sunt pribegile încăperi ale acelei case vast inexistente care se numeşte suflet. Unele se îneacă şi dispar - deşi "sunt" pe fund - altele, răzleţite, apar o dată numai, în fum de ceaţă şi geamăt de sirene. Şi mereu e altceva. Alte suflete, dar ceea ce e îngrozitor e ca toate însufleţesc acelaşi trup...»79

· Registre esthétique.

D’autres tropes se développent dans le registre esthétique, de manière inclusive, souvent par insertion de la métaphore dans la comparaison, ou de la comparaison dans la comparaison comme chez Proust80, mettant en jeu de savants contrastes d’ombre et de lumière, comme dans ce passage de Drumuri, où la folle allégresse régnant dans le studio bucarestois de Dănuţ ŕ l’arrivée de ses sœurs est longuement comparée à une torche: «Bucuria, aprinsa întru întâmpinarea Monicăi, se stinse, şi, ca pe o torţă stinsă, gândurile o trecură din mână în mână până în fundurile unde e noaptea şi unde fumegă înnăduşit melancolia.»81, comme dans cet extrait de Între vânturi, où la nocturne d’Olguta, par synesthésie visuelle et sonore, évoque en un long développement, d’une manière rappelant les Nocturnes d’Adrian Maniu, les demeures sépulcrales: «De câte ori nu ascultase Paşa în salonul de la Paris această nocturnă, deznădăjduită, scrisă cu gemetele sufletului, ca un pământ fără cer, sumbru pământ de morminte, din care coralul înalţă o bucurie stranie şi suavă ca un răsărit de lună nu din cer, ci spre cer, din pământul mormintelor.»82, ou comme dans cette comparaison personnifiante presque surréaliste: «O zi de august, aromată si toropită ca o femeie goală întinsă pe plajă la soare, cu ochii negri ai umbrelelor subt părul întunecat al livezilor.»83

· Registre végétal.

Comme dans la prose de Tudor Arghezi, notre trilogie développe enfin un nombre important de comparaisons du registre végétal. Ainsi les cheveux de Dănuţ ressemblent ŕ des tulipes endormies84; les yeux d’Adina sont comparés à des cristaux de sève85, les années passées par Alexandru Pallă auprčs d’elle - à une armée en marche épargnant les fleurs86. La boue de Bălţi happant le soulier d’Olguţa s’anime en plante carnivore, dans une comparaison filée trčs concrète: «Glodul acesta era viu. Respira ca acele fioroase flori carnivore, care-şi închid grasele petale în clipa când insecta a intrat; glodul Bălţilor îşi închidea buzele negre asupra pantofului desprins.»87 Dans un autre passage du troisième volume, le constructeur de villes conquises sur la terre est comparé au navigateur en plusieurs points; thème et phore se mêlent (furtuna vegetală, valul de frunze) dans un trope très travaillé, évoquant les premières lignes de Terre des Hommes de Saint-Exupéry, mais surtout, par l’opposition sémantique de la nature et de la civilisation, l’imagisme indien de Rudyard Kipling: «Fiecare oraş e monumentul unei victorii asupra solului, al cărui belşug e virulent ca ura. Dar braţul omului zidar al clădirii care'l va adăposti şi împodobi, trebuie să vegheze ca al pilotului pornit pe mare cu corabia, căci în pământul biruit, cu încordări de rădăcini adânci, pândeşte furtuna vegetală, gata să-şi arunce valul de frunze, înecând fapta omului temerar.»88 Ailleurs, par application à l’abstrait du concret végétal et lumineux, l’âme d’Olguţa évoque un arbre solitaire en une métonymie en plusieurs points développée sur deux paragraphes; l’orientation lévogyre du trope (du phore au thčme) confère à l’image somptueuse et ample une grande force expressive due à l’effet de surprise: «Uneori toamna are nevoie de o pădure întreagă ca să-şi desfăşure şalul persan cu arabesc de crengi, colorit de frunze, căderi de franjuri. Dar sunt copaci solitari, cedrii de pildă, pe ale căror trunchi nu cresc coroanele de crengi ale copacilor în turmă, ci păduri. Umbra lor e un cer aşternut la picioare. Toamna e toamna lor, păunul de aur hrănit, crescut şi desfăcut în palma imensităţii lor. Prin crengile lor, nici luna, nici soarele nu trec _ popas fugar pe o bancă _ ci călătoresc. / Sufletul lui Alexandru Pallă cunoştea îmbelşugarea acestor singurătăţi, tumultul acestor tăceri. Înainte de a cunoaşte sufletul Olguţei, îi bănuise dimensiunile.»89 Un même type de métonymie mettant en jeu les éléments végétaux et lumineux est développé par Teodoreanu dans Drumuri; l’emploi de l’apostrophe sensibilise le trope et renforce son aspect plastique: «Cunoscuse Dănuţ până atunci ce înseamnă bucuria de-a aştepta o metaforă. O aştepţi: va veni din cer sau din pământ? Îţi bate inima. O auzi apropriindu-se în batăile inimii. Şi deodată este. O vezi, nouă ca o altă planetă în care trăieşti, a ta totuşi. Era lângă tine, dar vine străfulgerând prin cosmice spaţii. Luceafăr desprins din cerul care eşti tu însuţi, oprit şi cules ca un fruct scuturat de mâna ta.»90

b. Comparaisons homériques.

Teodoreanu use aussi de la comparaison homérique, long système développé en une ou plusieurs propositions «assez étendues pour constituer la protase d’une période»91 et propre encore au baroquisme. Le roman La Medeleni présente deux cas d’une ampleur importante. La première comparaison de ce type se constitue d’un phore étendu sur un long paragraphe d’une vingtaine de lignes _ le printemps comme événement miraculeux devenu un simple fait divers _ suivi du thème «Ainsi en est-il des femmes...»92. Un tel système, qui veut jouer sur l’effet d’attente et de surprise du lecteur, dérive rapidement dans la généralité théorétisante et édifiante, et n’est pas sans présenter un défaut de maniérisme lassant et quelque peu gratuit. Il faut à l’art de Teodoreanu user de ses nombreuses ressources dans le domaine de l’expression dynamique pour redonner à des systèmes comparatifs aussi volumineux l’essor et la légèreté des images plus courtes. Ainsi, dans Drumuri, la joie d’Olguţa est comparée ŕ une armée en marche: le procédé de l’énumération et de la détermination topique par clichés confère à la période un rythme plus soutenu: «Când trece o armata în marş pe străzile oraşului, încetul cu'ncetul, ritmurile disparate care animează paşii feluriţilor trecători se contopesc într'unul singur: al armatei care trece. Şi ai priveliştea desfătătoare a preotului burtos, a doamnei încorsetate, a şolticului cască-gură, a modistei ţinând subt braţ balonata cutie de pălării, a pensionarului cu gazeta deschisă, unificaţi de acelaşi pas, impus tuturora de cadenţa netă a pasului milităresc. / Aşa era veselia Olguţei: toate fizionomiile, vrând-nevrând, o urmau antrenate.»93

c. Métaphores filées.

Drumuri et Între vânturi, caractérisés par l’ampleur des images, développent un nombre relativement élevé de métaphores filées, séries de tropes exploitant des éléments d’un même champ notionnel94. Ce procédé participe au caractère ornemental du roman, mais Teodoreanu parvient la plupart du temps à en limiter l’effet d’effilochement et d’évanescence des images.

Un cas extrême concerne un passage de Drumuri, étendu sur une dizaine de lignes, et où Dănuţ est présenté comme un mur opaque aux yeux de Ioana Pallă95; le phore s’y développe autour de signes concrets (zid, a ciocni, comoară, mister, palat), en correspondance avec les différents éléments du thème (Danuţ; le secret de Dănuţ; la scčne, inexplicable pour Ioana Pallă, de la rencontre nocturne de Dănuţ et d’Adina Stephano entre deux gares de campagne). Le męme volume développe la métaphore filée de la littérature symboliste conçue par Dănuţ comme mer en mouvement, avec des éléments plastiques concrets, lumineux, fortement marqués par l’esthétique de Baudelaire, un emploi très moderne de l’hyperbole et des mots scientifiques jouxtant des termes autochtones, comme chez Gala Galaction96 (penumbră, crepuscular, formidabil, pulsaţie, onctuos..., face à vietăţi, a ademeni, nedesluşit), un usage original de l’épithète rare comme dans la prose de Tudor Arghezi97 (pulsaţie lentă, onctuoasă, aiurită), et surtout avec un procédé d’accumulation déterminative et de retardement de la chute _ en l’occurrence un pérégrinisme français _, qui crée un effet de surprise et redynamise la figure: «Penumbra muzicală a tehnicei simboliste îl ademenea. Recunoştea o mare originalitate acestei literaturi. O socotea, faţă de celelalte curente literare, ca un fund de mare cu straniu ritm şi stranii vietăţi în lumină crepusculară, legănate şi apăsate de aceeaşi masă formidabilă de apă, creatoare a unei noi pulsaţii _ mai lentă, mai onctuoasă, mai aiurită _ şi a unei temeri nedesluşite, definită numai de cuvântul francez: angoisse98

· Registre antique et médiéval.

Parmi les sens mis en valeur par Teodoreanu dans la métaphore filée, le registre de l’héroïsme antique et médiéval est bien représenté. Le phore des pèlerins bivouaquant (pelerini, căi, a poposi), par rapport au thème des enfants (copii, covoare, gavanos de dulceaţă), occupe un paragraphe à la fin du premier chapitre de Hotarul nestatornic. Le romancier a soigneusement travaillé cette longue image, griffonnée déjà dans le manuscrit99, et dont l’incipit forme dans une variante du roman le titre du premier chapitre de ce qui deviendra Hotarul nestatornic100. L’effet est poétique, l’humour minimise la portée solennelle et religieuse du phore, ici encore la métaphore filée se clôt par la présence surprenante d’un objet inattendu: «... Albi pelerini ai căilor de lună pe covoare, trei copii desculţi, în lungi cămeşi de noapte - unul cu cozi blonde, doi cu plete brune - poposiră în jurul unui gavanos cu dulceaţă.»101 Dans le même registre, les élèves du lycée Lazar durant l’examen annuel sont comparés à des croisés; par rapport au thème scolaire (penite, teze, corigenţa, repetenţa, vacanţa) le phore guerrier est filé avec luxe de détails (cruciadă, teroare, fanatism, a cuceri): «Mai bine de cinci sute de peniţi porniseră cruciada ultimelor teze ale anului, alungate de aceeaşi teroare _ corigenţa sau repetenţa _ calăuzite de acelaşi fanatism: cucerirea vacanţei fără de griji.»102 Dans le registre héroïque toujours, les salles d’examens du lycée bucarestois évoquent la scène d’une tragédie antique; la métaphore est filée sur une dizaine de lignes (thème scolaire: catedre, clasă, coridor, uniformă, fiţuică, caiet, carte, repetent; phore théâtral: zei, enigmatic, patetic, Oedip, cor antic) avec un jeu d’antithèses forçant la monotonie et un refrain en chute de période redynamisant la figure une nouvelle fois: «De pe catedre, dominând şirurile spinărilor aplecate, zeii didactici _ îndeobşte sluţi, neraşi, cu ochelari călări pe triste nasuri _ aveau expresia enigmatică a zeilor autentici. [...] Când şi când, uşa vreunei clase se deschidea cu o încetineală leşinată şi se închidea patetic, izgonând pe coridor un mic Oedip în uniformă, prins cu fiţuica în caiet, cu cartea pe genunchi sau aplecat famelic pe caietul vecinului. Şi corul antic al tăcerii murmura'n urechile urechite în prezent şi viitor: “Repetent... repetent... repetent...“».103

d. Allégories.

Dans quelques cas plus rares, les tropes de La Medeleni se développent en allégories personnifiantes; c’est pour Teodoreanu une manière de rendre «le thème visible et de le faire agir»104 Ainsi l’été arrivant dans la sinistre ville bessarabienne de Bălţi est comparé à un passant anonyme chargé de fleurs; la personnification de la saison par attributs vestimentaires, l’antonomase symboliste (Vara avec majuscule) et l’opposition sémantique qui s’élabore au fil du texte entre les signes de vie et les signes de mort, concourent à dynamiser le trope et modèrent l’artifice du procédé développé sur une partie de texte entre deux blancs: «În rândurile trecătorilor vasali ai glodului şi-ai ploilor, pe străzi mocirloase ca lagunele secate, printre case triste ca nişte mari cufere de viaţă uitate nedespachetate pe umedul chei al ploilor şi-al bălţilor, cu galoşi grei, cu garoafele, macii şi soarele subt pardesiu, şi rândunelele subt gene, trecea Vara. Dar nici un trecător n-o recunoscu.»105 Ailleurs, ce sont les mots de la langue française, employée par Dănuţ dans ses počmes d’adolescent, que Teodoreanu compare à Cendrillon, dans une longue allégorie s’étendant sur une quinzaine de lignes. L’éloignement extrême du thème par rapport au phore rend le trope original et surprenant; le déploiement d’un lexique propre au registre du conte de fées (éléments cosmiques et naturels) et choisi dans le champ sémantique de l’ombre et de la lumière, le développement de nombreux éléments narratifs traditionnels, les jeux d’anaphore et d’énumération, enfin, caractérisent une nouvelle fois l’allégorie: «Nu ştia încă Dănuţ că fiecare cuvânt e o Cenuşăreasă care s-a întors de la bal - de la un bal cu lună, soare, fluturi, rouă şi păduri - pierzându-şi condurul. Şi dacă stă acoperită de cenuşă, într-un bordei, la vatra stânsă - în schimb un făt-frumos îndrăgostit o căută prin toată lumea cu condurul în mână. Şi această umilinţă, această aşteptare, şi această căutare, e enigma fiecărui cuvânt. / Nu ştia încă Dănuţ că în limba franceză Cenuşăresele sunt venerabile şi că fiecare dintre ele locuieşte într-un palat străveziu de cleştar - cu conduri de toate formele şi culorile, aşezaţi pe calapoade - amintându-şi vremurile basmului din tinereţă când piciorul era mai mic decât condurul, şi când condurul era pierdut...»106

Conclusion

L’examen approfondi, d’un point de vue interne, des nombreuses images diégétiques de La Medeleni, met en évidence leur rôle cohésif dans l’ensemble du texte. Elles permettent à un récit de discontinuité et de fragmentation, de se resserrer sur lui-même et de maintenir sa cohérence107, le procédé teodorenien de développement d’images par comparaison continuée, métaphore filée, métonymie en plusieurs points et allégorie tissant à travers toute l’œuvre un faufil sémique entrelacé à la trame narrative du roman.

 

B. Point de vue externe

Sur cette toile unidimensionnelle de la trilogie roumaine, où les images tissent continuellement des motifs décoratifs récurrents, les tropes hétérogènes au milieu narratif apportent relief et profondeur, ainsdi qu’un mouvement rompant ce qui pourrait devenir monotonie. Par la distance qu’elles établissent entre le phore et les coordonnées spatio-temporelles du récit, ces images, caractéristiques de l’écriture romanesque de Ionel Teodoreanu, individualisent le thème de façon originale et surprennent le lecteur en faisant basculer le récit dans l’au-delà d’une autre dimension. D. I. Suchianu remarquait avec sagacité que les images du romancier roumain «déclenchaient des moments de conte. Elles ne généraient pas des tableaux, elles généraient des contes.»108 L’essayiste met en évidence un aspect fondamental de l’imagisme teodorenien - la fonction narrative de sa métaphore, la figuralité dynamique et non statique de La Medeleni, qu’en moderniste il oppose à la conception ornementale que la critique, traditionnellement109, a du trope.

I. Images diverses.

L’image extra-diétégique permet précisément au romancier roumain, grâce aux embrayeurs temporels, par exemple, à la mise en scène rapide de la séquence narrative développée dans le phore, à l’intensité dramatique ou au mouvement qui y naissent, de pallier à ce défaut de "tableau" des tropes décoratifs.

1. Utilisation des embrayeurs temporels.

Se rappelant que c’est sa mère elle-même qui lui a donné les ciseaux lui ayant permis de couper la ficelle du cerf-volant de Dănuţ, Olguţa éprouve «fericirea vinovaţilor care-şi găsesc din senin un complice la răspundere, după ce-au desăvârşit singuri fapta»110 - ici la métaphore s’anime par deux narrèmes développés dans le phore et nettement disjoints par la conjonction temporelle după ce ["après que"], en même temps qu’elle fait basculer le récit hors de lui-même.

2. Mise en scène brève.

Ailleurs, l’image hétérogène au milieu narratif se développe dans le phore selon une mise en scène brève, relevant du croquis, et où intervient un seul personnage. Ainsi en est-il dans le même passage célèbre de Hotarul nestatornic, quand Olguţa se révolte aprčs la punition infligée par madame Deleanu: «Eu!? sui glasul Olguţei treptele eşafodului, împlântând pe ultima roşul răzvrătirii.»111, ou dans Între vânturi, quand Vania domine le bureau et la pièce de la maison de Balţi «ca trupul unei statui de piatră meditând cu fruntea în palmă, în declinul toamnei şi al înserării amare a unui parc părăginit.»112 - avec, dans ce dernier cas, un décrochage spatial "ouvrant" en quelque sorte le récit sur une perspective mystérieuse.

3. Intensivité dramatique.

Ailleurs l’image extra-diégétique opère le décrochage par une dramatisation intensive et par une fuite plus spectaculaire, voire terrifiante. Dănuţ vient d’accepter la proposition de suivre son oncle paternel à Bucarest; madame Deleanu le console «strângându-l în braţe aşa cum l-ar fi strâns pe peronul unei gări lugubre, subt ţipătul locomotivei care l-ar fi dus la măcel.»113 Toujours dans le registre ferroviaire, et relevant d’une vision anthropomorphique très puissante de l’enfance, le compliment de «grand garçon» que lui adresse son père le plonge dans l’angoisse, «ca un tren negru care-l duce de-acasa între străini.»114

4. Mise en mouvement.

Ailleurs le décrochage se produit par l’accélération à l’intérieur du phore, évoquant une fuite au sens propre. Étreinte par les bras de Vania, Olguta reste «cu ochii închişi, în întuneric, lipită de viaţa unui piept vast, ca o pasăre care-ar simţi că stejarul în crengile căruia şi-a făcut cuibul, în loc să se năruie cu ea, în clipa trăsnetului, şi-ar strânge crengile ca s-o ocrotească.»115 Ici l’image se développe comme une séquence narrative tangentielle à la diégèse et emmenant le lecteur vers un "ailleurs" du récit, selon un mode déjà mis en évidence par D. I. Suchianu: «Les métaphores de Ionel Teodoreanu, écrit le critique, sont de petites histoires bis, semblables au fait réel d’où elles proviennent. Il ne s’agit pas seulement d’analogies de formes, mais aussi, comme dirait Pavlov, de "stéréotypes dramatiques" identiques, ou, comme dirait le physiologue Minkowski, de "mélodies cynétiques" apparentées.»116

Parfois le phore de l’image extra-diégétique anime celle-ci d’un mouvement rapide et tournoyant vers un point de fuite irréel, provoquant un effet fantastique et délirant de danse macabre: «Ploaia, noaptea şi frigul umed te izgoneau într-o eternitate dincolo de anotimpuri, prin care mişcarea trenului părea ceva subpământean, un fel de exod de sicrie, legate cu lanţuri, pornite în sabat dement prin miezul pământului.»117 ou de merveilleux bucolique et musical par démultiplication des sensations et des perspectives; ainsi Mircea amoureux d’Olguţa voit en elle «un plop impertinent plin de glumele vrăbiilor, răsărit din zidurile nalte ale unei case necunoscute.»118, et le narrateur dans le champagne une «Veselie pură ca zurgălăii unei sănii, sunând în voioşia unui amplu trap robust, pe întinderi albe de zăpadă sclipitoare.»119

II. Images théâtrales, à effet dramatique soutenu.

Dans le roman de Ionel Teodoreanu, la figure met en branle le récit également par le développement des éléments de mise en scène à l’intérieur du phore, par une attention particulière portée aux détails gestuels et à la distribution actantielle au sein de l’ "histoire bis". Tantôt, avec le vieux perroquet Coco par exemple, l’obser-vation minutieuse du romancier aboutit à une mimique révélée dans une personnification surprenante et qui fissure l’unité spatio-temporelle de la diégèse: «Coco se legăna uşor în cuşca lui, şi legănarea lui era de bătrân când îşi aminteşte un vals din vremea tinereţii şi adoarme dând din cap, ridicol şi-nduioşător.»120. Tantôt l’image réussit à exprimer une atmosphère ineffable en développant dans le phore un moment de tournoiement et de fuite ddésorientée: «Era, în toate peisagiile lui Alexandru Pallă, ca un gest de orb uriaş care-ar fi strâns mereu alte privelişti în braţe să găsească apariţia pe care o caută, negăsind-o nicăieri.»121. Sinon la figure multiplie les rôles dans une personnification amusante, transmutant en scène alerte un décor prosaïque et statique: «Pe marginea plitei, trei mere domneşti se coceau, priveghiate de baba, ca o trinitate bosumflată de repetente, strunită de ochii profesoarei şi zeflemisită de colegele mărunte.»122.

III. Mini-récits iconiques.

Enfin l’image teodorenienne exerce son effet centrifuge et «attire le récit hors de lui-même»123 part la constitution de mini-récits développés dans un cadre spatio-culturel tangent, avec des personnages et des actions plus détaillés. La figuralité mise en œuvre chez le romancier roumain rejoint alors celle de Julien Gracq, telle que l’analyse avec justesse Elisabeth Cardonne-Arlycke. La figure, selon l’auteur français qui rejoint ainsi Suchianu, «fabrique, dans le même mouvement, le temps du récit - le récit même. Toute figure développée, par sa seule présence, fait marcher le récit, puisqu’elle se développe dans le temps»124. Le nouveau cadre ainsi créé permet, dans La Medeleni, un décrochage temporel de la diégèse par le développement de mini-récits doublant la narration centrale par la tangente, et lui offrant autant de lignes de fuite. L’image ainsi générée par le texte fonctionne alors comme mythos, séquence narrative développée autour de trois registres.

1. Registre héroïque.

Un premier procédé de dédoublement du récit par l’image consiste à développer le phore autour d’un motif généralement héroïque, guerrier. Ainsi, dans le passage de Între vânturi où la fille accuse devant le tribunal son père de l’avoir violée, le comparant se dévide brusquement sur un narrème primitif: «Şi deodata, fără legătură narativă, imprecaţia izbucni, însoţită de mână, ca nechezatul calului de vârful suliţei în plin atac.»125; le lyrisme du poète Tudor Arghezi conquiert le cosmos en une métaphore filée épique, «ca platoşa de brazi a munţilor Carpaţi, vâjâia înalt deasupra vieţii, chemând-o la luptă dreaptă subt luceferi.»126; l’abattement qui, sur le bateau Marseille-Constanţa, s’empare d’Olguţa repensant ŕ son opération au sein subie en France, est rendu par le romancier roumain au moyen d’une métaphore-tangente où la mort d’un guerrier se trame sous nos yeux de façon inéluctable: «Sufletul ostenit de trup avea descurajarea luptatorului călit în lupte glorioase, când îşi dă seama că lama lungă, tăioasa prelungire a braţului, care-l purtase până atunci ca o firească aripă bărbată, i-a devenit deodată grea în mână şi străină, biruindu-l şi pe el.»127.

2. Registre médiéval.

Un autre procédé de figuration extra-diégétique consiste en un développement du phore sous une forme plus historiquement marquée (boieri, surugii, jupâniţe, castelane, paji...), dans le registre du conte ou de la chronique médiévaux. Ainsi la course entre la voiture de Dănuţ et la carriole d’Olguţa, au début de Hotarul nestatornic, génère une comparaison-tangente aux allures de chanson de geste: «Totuşi, întrecerea începu vioaie, ca odinioara, când boierii erau năprasnici la mânie şi la veselie, şi când surugii învârteau harapnice intrând cu oiştea-naintaşilor în porţi, ca să zâmbească inima boierilor de ţipetele jupâniţelor.»128, et la cueillette des abricots par Puiu un curieux micro-récit à même connotation archaïque, non dépourvu de quelque érotisme: «Caişii îl cunoşteau bine pe Puiu şi-l rasfăţau, cum odinioară frumoasele castelane coapte în aşteptarea vitejilor războinici îşi răsfăţau pajii, purtătorii trenelor şi-ai micului pumnal, lăsându-i să se joace cu cerceii, cu inelele, cu zulufii şi uneori chiar şi cu sânii: preţioşi şi ei în brocarturi, dantele şi catifele.»129

3. Registre folklorique.

Enfin certaines images extra-diégétiques recourent au registre des ballades populaires roumaines, reprenant le motif des haïdoucks et des vierges enlevées. Elles font basculer le récit dans un au-delà de légende, atemporel, ouvrant une brèche au désir du lecteur. Ainsi un livre d’Octave Mirbeau, vendu par Vania installé libraire à Genève, évoque d’opulents festins «în care fadul Bourget se topea ca un elegant borcan de briliantina la dogoarea unui foc haiducesc, la care se pârjolesc în frigare berbeci întregi.»130; les battements du cœur de Danuţ - «un galop haiducesc ducând de-a curmezişul şeii creanga îndoită de belşug a unui trup de fată mare.»131; ses remords d’avoir trompé Monica avec Adina Stephano - un «Miros de ars în suflet şi gândurile strâmbe şi strivite ca lanuri peste care au trecut năvălitori călări cu o mireasă răpită.»132

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