Conclusion
Au terme de cette partie centrale de la thèse, consacrée aux images du roman La Medeleni, le moment est venu de dresser un bilan de notre recherche, de définir ce qui caractérise l’image chez Teodoreanu, et d’entrouvrir des perspectives. Le "nabab des images" 1 affectionne particulièrement la comparaison comme procédé figuratif, avec un goût prononcé de l’image qui fait mouche: la pointe baroque que constitue le trope en position finale vise, chez le romancier roumain, à exprimer la brièveté, à provoquer l’effet de surprise, à souligner des paradoxes. Dans une telle position, l’image teodorenienne joue un rôle musical et architectonique: en effet le trope sert de ciment dans l’agencement des paragraphes de La Medeleni et présente le caractère obsessionnel de la rime.Fidèle en cela à la tradition romanesque européenne de l’entre-deux-guerres, mais avec une ferveur qui le distingue, Ionel Teodoreanu développe un imagisme d’amplitude dévorante en un dense réseau figuratif, depuis la notation rapide de métaphores sérielles encadrées souvent dans le moule du poème en prose - dans la lignée des récits de Dimitrie Anghel en amont et d’Adrian Maniu en aval - et de métaphores-fusées, jusqu’à de plus amples séquences en verset et de vastes constellations d’images souvent synesthésiques, le romancier roumain étant doté, comme son contemporain français Jean Giono, d’un véritable pouvoir démiurgique dans ce domaine.Certes, Teodoreanu s’encadre dans la famille stylistique de Ştefan Barbu Delavrancea, initiateur dans la prose roumaine d’un «style coloré, riche en mots pittoresques, en métaphores et en images, en tout ce qui peut faire ressortir le relief sensible de l’expression» 2, mais l’image medeleniste ne se limite en aucun cas à un rôle ornemental, comme le prétendent à tort Garabet Ibraileanu3 et plus récemment Marian Popa4 - celui de la figure traditionnelle «qui agrémente de ses prestiges chatoyants le cours d’une prose»5, pour reprendre les mots de Jean Ricardou, préoccupée exclusivement «d’assurer les brillants d’une écriture spectaculaire»6.Si l’image joue un rôle dans l’art romanesque de Ionel Teodoreanu, ce n’est pas celui-là. L’acte figuratif dans La Medeleni a d’abord une fonction cohésive: il permet à un récit de discontinuité et de ruptures de se resserrer sur lui-même par effet centripète, et de maintenir sa cohérence interne par le tissage d’un faufil sémique entrelacé à la trame narrative du roman. En même temps, l’image chez Teodoreanu dynamise le récit en lui ouvrant des tangentes, grâce à des mini-récits extra-diégétiques qu’elle inaugure et qui sont autant de possibles narratifs offerts au lecteur. Ainsi, par le tissu métaphorique et comparatif, l’histoire de La Medeleni s’invente et réinvente à chaque instant. L’image marque aussi la distance entre ce que devrait être le monde et ce qu’il est en réalité: par l’humour, elle transfigure les êtres et les choses, qu’elles révèle, épie, dénonce. Elle souligne le regard de l’enfance sur l’univers adulte, fait chanter le monde dans un écho de cascades et rend, comme chez Alain-Fournier, le mirage de la "féerie intérieure" 7.Par ailleurs, l’image se distingue, chez Teodoreanu comme chez Tudor Arghezi 8, par son aspect sensible. Elle est le moyen stylistique par lequel le romancier transcrit en littérature, de manière phénoménologique, les structures transcendantes de l’imaginaire. Elle rend avec précision, comme chez Hortensia Papadat-Bengescu dans ses premières proses, comme chez Colette en France dans le roman, ou chez la comtesse Anna de Noailles en poésie, le tressaillement et le frissonnement de la vie.9 Par la "notification médiate" de l’image10, Teodoreanu est, parmi les prosateurs roumains, l’un des plus aptes à exprimer la sensation ineffable, les aspects visuels, auditifs, gustatifs et polysensoriels de l’existence. La nature et l’univers mêmes s’érotisent à travers un dense réseau d’images végétales, comme dans la prose d’Eminescu ou d’Arghezi. Aussi le reproche de "fornication universelle" adressé autrefois par Eugen Lovinescu à Teodoreanu doit-il est être interprété aujourd’hui comme une incongruité.11Mais, parce qu’elle cherche à creuser toujours plus avant pour atteindre l’ineffable des sensations, l’image teodorenienne n’engendre que l’errance labyrinthique: elle est une fuite en avant vertigineuse, une errance d’un caractère tout à fait baroque 12, et qui mène au bout du compte au néant des mots. Aussi doit-on apporter un rectificatif à une thèse de la critique littéraire roumaine récente, qui met la joie au centre de la création métaphorique du romancier roumain13. L’étude de ses images permet d’affirmer au contraire que l’acte figuratif chez Teodoreanu sème, en même temps que la joie, les germes fécondants de la douleur, et que la démultiplication des tropes irrisés en éléments ténus entraîne bien souvent une véritable souffrance esthétique du texte romanesque, qui est sa signature ou sa marque stylistique inimitable.14Par cette souffrance sublimée, Teodoreanu se situe ainsi aux antipodes de l’ «écrivain aux exultations lyrico-sentimentales et à l’imagisme luxuriant» dont parle Nicolae Ciobanu par aberration 15, et ne tombe en rien dans le «lyrisme dissolu» dont le taxe à tort Lovinescu16. Convergente en ce qu’elle exprime une disponibilité spirituelle orientée vers un univers atomisé, son écriture s’encadre dans l’esthétique du roman lyrique, telle que Mihail Sebastian la définissait à propos de Proust, visant «le dépassement de l’objet et la création au-delà de l’immédiat des rapports anecdotiques»17. Par cette tension de l’écriture, Teodoreanu apparaît comme l’un des romanciers les plus doués pour exprimer la sensation d’étouffement, de menace existentielle des objets appréhendés, la combustion alchimique et la dissolution lente de l’âme, le passage de l’être au néant, la sensation d’engourdissement du temps et de la matière, rejoignant ainsi, dans une figuralité extrêmement plus développée, l’écriture d’un Dostoïevski.18Dans La Medeleni, l’image se caractérise également par sa fonction innovante et son rôle cognitif. L’examen détaillé des tropes du roman a montré combien Teodoreanu sait jouer de l’élasticité maximale de l’écart entre phore et thème pour réveiller l’image littéraire 19, pour «signifier autre chose et faire rêver autrement» - aurait dit Gaston Bachelard20, et combien il était habile à «découvrir des relations inédites entre les choses, autrement dit à faire des métaphores»21. Chez le romancier roumain, en effet, l’image devient un instrument d’investigation et d’exploration par caractérisation interne des données profondes de la conscience humaine, doté d’un fort pouvoir heuristique, et la métaphore, dans la tradition d’Aristote, «une disposition naturelle de l’esprit qui perçoit les rapports entre les objets»22. Plus précisément, Teodoreanu, comme l’affirme D. I. Suchianu, se situe par rapport aux images dans une perspective bergsonnienne et proustienne, la manière pour lui de saisir le monde spirituel et sensoriel étant de l’exprimer par les métaphores les plus disparates.23Enfin l’image teodorenienne dans La Medeleni permet d’exprimer les métamorphoses du monde et constitue un point de basculement du récit vers d’autres univers fictionnels, dans l’espace labyrinthique du baroquisme, annonçant par là l’écriture d’un Hubert Aquin ou d’un Julien Gracq. Elle attire en permanence le récit hors de lui-même par la constitution de mini-récits tangents à la diégèse, et ouvre sans cesse à la lecture des points de fuite possibles, constituant à la limite une image spéculaire du récit. C’est en ce sens que La Medeleni peut être considéré, dans l’histoire de la prose roumaine du XXe siècle, comme le roman des images. __________ Accueil / Home |