Les récits d'enfance antémedelenistes

Pour mesurer l'originalité de Teodoreanu dans la représentation romanesque de l'enfance, il convient d'examiner brièvement comment ce thème universel est traité par la littérature roumaine qui précède l'auteur de La Medeleni, en se bornant bien sûr aux textes narratifs.

Cet aperçu permet de distinguer deux types de textes chez les prosateurs roumains ayant abordé notre thème: d'un côté, les souvenirs d'enfance des auteurs eux-mêmes, retranscrits dans des pages à caractère autobiographique, de l'autre, les "récits représentant des types d'enfants créés par l'observation, l'imagination ou les souvenirs personnels des écrivains", pour reprendre la formule très juste de Ion Negoescu1. Nicolae Ciobanu opère une différentiation semblable, distinguant, d’une part, les textes à visée mémorialistique (les «lettres» des écrivains quarante-huitards Alecsandri, Costache Negruzzi et Ion Ghica, les Amintiri din copilărie («Souvenirs d’enfance») de Creangă, d’autre part les textes visant «l’investigation sociale, particulièrement la critique de l’éducation déficitaire, à l’école et dans la famille, comme il arrive chez Caragiale, Delavrancea ou Vlahuţă, dans beaucoup de leurs narrations courtes.»2

I. Les récits autobiographiques.

Du côté des textes autobiographiques, ou à caractère fortement autobiographique, on trouve des souvenirs ou des récits-portraits nettement ancrés dans le contexte historique, littéraire et social de leur époque, et présentant un caractère souvent mémorial.

Vasile Porojan, de Vasile Alecsandri, en est l'exemple parfait. C'est le portrait vivant du compagnon d'enfance du célèbre écrivain de Moldavie: un petit Tzigane vif et espiègle, serf du domaine familial de la famille Alecsandri. Le récit, présenté comme une longue lettre à un ami3, est occasionné par la mort récente de Porojan. Il donne au lecteur et à l'auteur l'occasion de réfléchir au rôle que joue la différence de classes sur le destin de deux enfants indéfectiblement amis malgré leur état d'origine: glorieux pour Alecsandri, qui partira étudier à la pension française Cuénin à Iaşi, puis à Paris; modeste pour Porojan, qui deviendra irrémédiablement pitar4.

Amintiri din copilărie5 de Ion Creangă, premier "roman" de l'enfance paysanne dans la littérature roumaine, narre l'enfance de l'auteur avec simplicité, sincérité et humour. C'est un récit autobiographique écrit à la première personne, dans un heureux mélange d'observation réaliste, sociale, et de fabuleux, certes, mais dans une vision unifocale et dans une perspective mémoriale: tout y est vu de manière rétrospective par l'adulte, qui tire finalement de son expérience de l'enfance une leçon de sagesse.

Ioan Slavici lui aussi a mis beaucoup de lui-même dans Budulea taichii6: le destin de l'enfant pauvre Huţu, fils de nenea Budulea; sa volonté de parvenir et son ambition qui le poussent à sortir de sa condition sociale par l'instruction, évoquent sans conteste la vie de Slavici lui-même, fils de paysans transylvains devenu l'un des grands classiques de l'époque de la Junimea.

Les souvenirs de Ion Heliade Rădulescu, ceux de Costache Negruzzi (Cum am învăţat româneşte7, Amintiri de juneţe8) appartiennent également à ces textes sur l'enfance à caractère fortement autobiographique, sans oublier le cas plus subtil des Amintiri9 d'Alecu Russo. L'écrivain révolutionnaire valaque y évoque son enfance et les figures de Ionică et de Măriucă de façon à la fois réaliste et lyrique; de ce récit transparaît l'image d'une enfance heureuse, véritable paradis perdu, et d'un village idéalisé, presque légendaire, annonçant celui de Blaga (Elogiul satului10).

Enfin, l'enfant peint par Panaït Istrati dans Trecut şi viitor10, c'est, ici encore, Istrati lui-même, laissé très tôt à lui-même et obligé de travailler afin de ne pas être un poids pour sa mère. Le héros du récit qui quitte l'école à treize ans, malgré l'instituteur qui l'encourage à poursuivre ses études au lycée, pour travailler chez un aubergiste grec de Brăila, Kir Leonida.

II. Autres récits.

Une autre catégorie de récit d'enfance, la plus représentée dans la prose roumaine d'avant La Medeleni, est celui d'oeuvres habituellement courtes (nouvelles, contes, croquis…) représentant des types d'enfants qui doivent moins à la propre vie des écrivains qu'à l'observation et à l'imagination de ces derniers. Différents selon l'image qualitative qu'il donnent de l'enfance, divers aussi par les moyens techniques mis en oeuvre, ces textes se ressemblent toutefois par les thèmes et les motifs traités.

1. L'enfance malheureuse.

Certains prosateurs prédécesseurs de Teodoreanu dans la peinture de l'enfance s'attachent à montrer les souffrances et les tourments des tout petits. Au "vert paradis des amours enfantines" vient s'opposer l'enfer des petits drames quotidiens d'une enfance confrontée moins à la douleur de la vie qu'aux épreuves infligées par des adultes terribles et cruels. Ces textes doivent beaucoup à Victor Hugo et surtout à Dickens, qui ont, le premier avec Les Misérables, le second avec Nicholas Nickleby, Oliver Twist et les Christmas Carols, dénoncé l'enfance malheureuse du XIXe siècle comme un mal social.

Ainsi, dans un récit très émouvant, Liviu Rebreanu11 a campé admirablement Bibi, qui vient de perdre sa mère, mais qui n'a pas encore la conscience exacte de la situation. Sa mère commence à lui manquer cruellement, quand son père apporte à la maison une autre maman, qui finit par le battre.

Alexandru Vlahuţă, à la fin du XIXe siècle, ne développe pas le thème avec moins d'émotion et de pathétique dans În ajunul Crăciunului12. Le narrateur rencontre pour la troisième fois, la veille de Noël, une vieille femme et deux petits enfants. Il les suit et surprend Ionel et Lizica en extase devant une vitrine de jouets. "C'est pour les riches", leur dit la vieille. Tous trois rentrent dans une cahute sous terre, froide et sale. A travers la souffrance digne de ces personnages, le narrateur revoit sa propre enfance. Dans la nouvelle De-a baba oarba13, le thème est développé de façon plus poignante encore, à la manière des contes de Dickens. Deux petits Italiens, Giustino et Rosalba, pauvres petits orphelins, mendient leur pain en jouant de l'orgue de Barbarie. La nuit tombe et ils s'endorment affamés. Le lendemain au réveil, ils jouent à colin-maillard avec d'autres enfants pareils à eux, oubliant ainsi leur misère.

C'est sans doute Ioan Slavici qui, parmi tous les prosateurs roumains jusqu'à Teodoreanu, développe le plus volontiers le thème de l'enfance malheureuse. On l'a vu plus haut, dans la pure tradition populiste, peindre le petit Huţu, un pauvre fils de paysans décidé à sortir de la misère par l'instruction. Dans une autre nouvelle, intitulée Gogu şi Goguşor14, il peint l'éducation absurde donnée aux enfants des bonnes familles roumaines, et qui étouffe leur personnalité et leur spontanéité naturelle pour en faire des êtres ternes et sans initiative. Une blanchisseuse travaille deux jours par semaine chez cucoana Alina et emmène son fils Gogu avec elle. Eveillé et pétulant, l'enfant de l'humble ménagère étonne Goguşor, le fils de la maîtresse de maison, sombre et triste. Le thème est traité de façon presque semblable dans la nouvelle Sărăcuţa de ea15, histoire d'une autre enfant malheureuse, Lucica, qui vit chez son père boyard, avec sa gouvernante. Heureuse en apparence, elle contemple avec envie de la fenêtre de sa chambre les enfants pauvres qui jouent dans la cour à des jeux simples. Après une promenade en voiture, Lucica meurt de refroidissement, "trop délicate pour le monde plein de tourments où nous passons notre vie".

Chez Brătescu-Voineşti le thème est traité à la Dickens dans la célèbre nouvelle intitulée Nicuşor16. Le boyard Mişu rencontre dans le parc le petit Nicuşor, âgé de 6 ans, qui surveille son rossignol. L'homme et l'enfant se lient d'amitié. Mais la veille de Noël, alors que Nicuşor s'insinue dans le manoir du boyard et tente de regarder le sapin garni de jouets, il est mordu par les chiens. Brătescu-Voineşti peint avec un réalisme empreint d'émotion l'opposition du monde des riches et de celui des pauvres; tout est vu par l'enfant dans la scène poignante où Nicuşor contemple les enfants heureux dans la musique des noëls.

2. Laudatio temporis acti.

A l'image de l'enfance malheureuse peinte par Brătescu-Voineşti, Istrati, Rebreanu et Slavici, s'oppose le thème assez fréquent du laudatio temporis acti: comme on ne regrette d'habitude que les moments de bonheur, et qu'on veut taire les souvenirs de peine et de souffrance, sur un ton élogieux les auteurs regrettent le temps de l'enfance heureuse, ces jours de l'insouciance et de la candide innocence qui sont ceux de tous les paradis perdus. Des Amintiri din copilărie de Creangă aux nouvelles de Brătescu-Voineşti, le thème du laudatio temporis acti traverse toute la littérature roumaine de l'enfance.

Ainsi În lumea dreptăţii contient une belle formule de Brătescu-Voineşti pour concrétiser l'enfance: "toute l'innocence, toute l'absence de soucis, de ces jours qui s'éfilaient gentiment sur le fil du temps, comme les roses sur une couronne"17. Ion Luca Caragiale, un fin observateur de la psychologie des enfants gâtés, regrette lui aussi dans Duminica Tomii18 ce passé irrémédiablement perdu: «Où êtes-vous donc, âges bénis de l'enfance?» Evoquant dans Pomul de Crăciun les saints Noëls de jadis, quand les sapins, apport occidental, n'existaient pas encore, le crivăţ de décembre, les girouettes grinçant lugubrement sur les toits, le pope Cioacă récitant ses prières, ou encore les victuailles amoncelées sur la table devant toute la famille réunie, Alexandru Macedonski plaint lui aussi le temps de son enfance: «O! temps si purs et si chastes! [...]»19

A la douceur exquise d'un passé généralement lié à l'image de la mère, notamment chez Creangă et Sadoveanu, à celle du village et de la nature protectrice; à un univers paisible, patriarcal, et où l'être se fond dans l'harmonie d'un groupe, vient s'opposer, désanchantée, celle de la vie aux dures et incontournables réalités, d'une existence solitaire et vaine. Chez Alecsandri, par exemple, le départ du narrateur pour la pension Cuénim puis pour Paris, où l'attendent le travail, la discipline et les embarras d'une vie citadine, lui fait regretter les jeux simples de Porojan, les parties de fronde ou de cerf-volant.20 De même, chez Istrati, le dernier été de vacances insouciantes du narrateur à Baldovineşti chez ses oncles Anghel, aubergiste, et Dumitru, qui l'emmène à la chasse aux sansonnets, prend l'allure d'un ultime retour aux sources, d'un dernier retour à une vie authentique, avant l'affrontement du monde et de Brăila.21

3. Sainte famille.

Un thème commun aux récits de l'âge heureux dans la littérature d'avant La Medeleni (les plus nombreux, on l'a vu), est celui de la famille.

Elément central de cette famille, avec les enfants: les grands-parents, image de la continuité du clan et des traditions, degré ultime de cette échelle de la vie où s'engage l'enfance.

a. La grand-mère.

La grand-mère seule est évoquée dans beaucoup de nos textes, à tel point qu'on peut affirmer qu'il n'est guère de récit d'enfance, dans la littérature roumaine, où elle n'apparaisse. Dans la posture de conteuse, d'abord: elle est celle qui sait raconter, et c'est pourquoi elle fait la joie des enfants; "Les enfants comme les grandes personnes, dit George Călinescu, sont plus sensibles aux paroles qu'aux faits, et préfèrent aux faits accomplis les faits racontés"22. Dans la célèbre nouvelle intitulée Bunica, de Barbu Ştefănescu Delavrancea, la grand-mère raconte à son petit-fils l'histoire d'un empereur sans enfants; le petit s'endort toujours dans ses jupes avant d'avoir entendu la fin du conte, au fond du jardin, à l'ombre du mûrier, bercé par la magie de l'histoire et le bruit du fuseau.23 Inversement, chez Sadoveanu, c'est la grand-mère qui n'achève jamais le conte Făt Frumos Măzărean (Beau Vaillant des Petits pois) qu'elle dit aux trois enfants, engourdie par le sommeil24.

La grand-mère est aussi celle par le truchement de qui s'opèrent les rites. Dans Bunica Iova de Ion Agârbiceanu, par exemple, elle aide ses petits-fils à se déguiser pour aller chanter les Noëls dans le village. Dans une saynète intituléeTatăl nostru, Caragiale nous la montre occupée à faire réciter le Notre-Père par sa petite-fille, avant de tomber à la renverse à l'Amen final.25

Elle est tout simplement une présence protectrice, qui veille au respect des traditions et sur le sommeil de ses petits-enfants, comme dans Sâmbăta, célèbre nouvelle de Brătescu-Voineşti.26

b. Le grand-père.

Rarement représenté seul, le grand-père symbolise la force du chêne, le pilier solide des traditions. Delavrancea emblématise le personnage dans une hypostase christique, assis sur la prispa27 traditionnelle des maisons paysannes, répondant aux questions ingénues du petit-fils et de la petite-fille assis sur ses genoux. A la mère en colère, à une femme qui passe, il lance: «Laissez les enfants venir à moi!»28. Il est leur complice, resté enfant lui-même: l'ingénuité des petits se joint à l'expérience du vieillard d'un bout à l'autre de la chaîne de la vie.

c. Les grands-parents.

En fait, le grand-père est rarement représenté seul. Il accompagne presque toujours la grand-mère, et représente avec elle l'image du bonheur, d'un monde de l'équilibre et de la sérénité. La saynète de Ion A. Bassarabescu intitulée Iertarea29 évoque cette image tendre et délicate du vieux couple. Chez Emil Gârleanu30, l'un des prosateurs roumains du début du XXe à qui La Medeleni doit le plus, les grands-parents évoquent pour le petit Costică Pană les vacances d'été passées à la moşie au milieu des confitures et des brioches. Le domaine de conu Alecu et de coana Frosa possède la double caractéristique propre à beaucoup des récits d'enfance où ce topos apparaît: d'une part c'est un monde paradisiaque, authentique, très proche de la nature, et où règnent l'insouciance et la liberté dans une atmosphère de vacances, à l'ombre du cerdac31 ou dans les parfums du verger "bouillonnant de rossignols"; d'autre part c'est un monde organisé, confortable, fruit d'un travail humain dans un univers social strictement hiérarchisé: en un mot, une gospodărie32. A ces deux valeurs du domaine correspondent deux états d'esprit différents chez les vieux: la sévérité de la grand-mère est tempérée par le caractère débonnaire de conu Alecu, toujours prêt à rire et à plaisanter.33 Dans Dumbrava minunată34, drame d'une petite orpheline tyrannisée par sa marâtre, Mihail Sadoveanu décrit la traversée de la clairière enchantée des Buciumeni et le bonheur de Lizuca lorsqu'elle se réveille dans la maison de ses grands-parents. Image du bonheur encore une fois dans cet épisode final, liée à celle du refuge et de la protection contre l'hostilité du monde, symbolisés par la maison des ancêtres.

III. La narration enfantine.

Une autre caractéristique des récits sur l'enfance d'avant La Medeleni est la récurrence d'éléments narratifs propres à cette époque de la vie humaine. Il s'agit d'un ensemble limité de gestes, de situations, d'actions généralement simples, et qui révèlent une psychologie originale. La part d'invention est faible dans ces éléments narratifs qui tiennent plus de la convention et qui ne sont pas l'apanage des auteurs mais de toute vie humaine occidentale. Mais la combinaison de ces "incidents de vie"35 est souvent habile au point de donner aux textes un souffle, une dimension romanesque voire mythique.

1. La vie comme Aventure.

L'enfant y vit une aventure à l'échelle de sa taille, de sa vision de l'univers et des moules culturels ancestraux. L'aventure est épreuve, qui fortifie lorsque le narrateur l'évoque comme l'ayant vécue lui-même et réussie, récit d'un déboire, histoire de découverte d'une merveille ou d'un mystère à l'âge où l'être disponible s'étonne de tout.

a. L'errance.

Un premier motif fréquent dans les récits roumains sur l'enfance est l'épreuve de l'errance. Delavrancea et Sadoveanu ont raconté ces scènes où l'espoir surgit au matin dans les yeux d'enfants surpris par le gel carpatique et accablés par les rigueurs de l'hiver roumain. De azi şi de demult36 présente un mouvement narratif dans lequel Delavrancea développe avec succès notre motif. A minuit, le narrateur, âgé de huit ans et chaussé de ses nouvelles bottes reçues à Noël, sort dans l'hiver avec ses petits camarades, guidés par Bănică, 14 ans. Les enfants se perdent dans le brouillard, tombent dans une crevasse, en sortent finalement au matin avec l'aide de Bănică. Ils trouvent réconfort chez un boyard père de trois filles, conu Matei, qui leur sert deux tasses de salep et des friandises. Le motif est repris par Sadoveanu de façon à peu près semblable dans La noi în Viişoara37. Deux petits enfants, Vasile et son frère Ioniţă, se perdent la veille de Noël du côté du Siret et trouvent refuge chez un brave Roumain pieux, qui accueille les chanteurs de noëls avec sa femme et son bambin. Le périple en forêt de Lizuca, dans Dumbrava minunată, n'est qu'un avatar printanier du même motif.

Il arrive que l'aventure enfantine soit plus un déboire qu'une errance, comme dans le récit de Delavrancea déjà mentionné. Dans un autre passage, le narrateur, accompagné du petit Ionică, part donner le souhait de la sorcovă38. Un chien mord Ionică et lui casse la sorcovă. Le narrateur repart alors avec deux roses sur sa baguette et s'étend plus loin dans une flaque de boue.

b. La découverte merveilleuse.

Si l'enfance est un parcours parsemé d'épreuves, elle est aussi l'occasion d'initiations, de découvertes mémorables à l'échelle des héros. C'est le plus souvent la sensation qui est en jeu ici. Dans Îngheţata39 de Ion Dragoslav, le narrateur se souvient d'une aventure de glaces quand il était enfant. Avec son ami Gheorghe Chiron il est entré dans une pâtisserie; les petits ont commandé deux glaces, qu'ils ont mangées avec émerveillement et trouble, sous les regards amusés des adultes. Vlahuţă a peint avec beaucoup de grâce et de sensibilité ce premier trouble de l'enfant découvrant les goûts, les parfums, les couleurs. Mogâldea40 est un souvenir d'enfance du narrateur, pour qui Mogâldea, enfant espiègle et diablotin, fils d'un relieur de cuir, réputé pour la petite boutique qu'il a aménagée au fond d'une cave, représente l'énigme parfaite. Chargé par l'instituteur de surveiller et punir le mauvais élève après qu'il a récité avec conviction la capture de Jésus dans les jardins de Ghetsemani, le narrateur se fait acheter par Mogâldea, qui le laisse entrer dans sa boutique pleine de délices et lui offre quelques miettes de caviar. Il y a ici chez Vlahuţă observation attentive de la psychologie et des rites enfantins, ainsi qu'une excellente restitution de l'atmosphère de complot et d'équipées dangereuses qui baigne les actions de l'enfance les plus anodines aux yeux de l'adulte.

2. La vie comme Jeu.

Un second motif fréquent dans la littérature sur l'enfance qui nous intéresse ici, est celui du jeu. On joue avec les objets, pour manifester de façon jubilatoire le plaisir d'en être le maître, et avec les êtres, et surtout les adultes, pour affirmer toujours son existence: nos récits d'enfance présentent alors toute une galerie d'enfants terribles, auteurs de mille facéties et espiègleries racontées avec grâce et vivacité.

On ne saurait étudier de façon exhaustive ici le motif des jouets; contentons-nous de deux exemples revélateurs. La luge, d'abord: chez Sadoveanu le narrateur est initié à ce jeu par le jeune Vasile, et, après quelques chutes, devient excellent.41 Le cerf-volant, ensuite, apanage des garçons, et dont l'envol représente l'exploit d'une extraction aux lois physiques et du hic et nunc. Dans Vasile Porojan, Alecsandri raconte ses jeux aériens avec les monstres de papier fabriqués par le chantre de l'église et maculés de messages de menaces en cyrillique en cas de non-retour. Les jeux de fronde, d'arc à flèches et d'osselets sont autant d'autres éléments du récit d'enfance chez l'auteur des Pastels. Dans la nouvelle Stratagemă42 Ion Dongorozi raconte avec entrain les jeux de papier du petit Costel, fabriquant malicieusement des cerfs-volants et des avions avec la dernière feuille de son père, et dans la nouvelle Sărăcuţa de ea, Ioan Slavici dresse la liste des jouets de la petite Lucica.43

Nos textes présentent surtout une série d'enfants particulièrement éveillés, et dont les auteurs s'attachent à peindre, en mouvement, les différentes diableries. Creangă raconte dans Amintiri din copilărie les épisodes des tours et farces de l'enfant qu'il était: les cerises défendues qu'il cueille dans l'arbre de tante Mărioara, les pierres jetées contre la bergerie d'Irinuca, les espiègleries avec Smărăndiţa, la fille du pope, à l'école de Humuleşti... Caragiale peint dans ses croquis d'autres enfants terribles et mal-élevés, ceux de la petite bourgeoisie roumaine de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Dans Vizita44, où le célèbre satiriste critique la mauvaise éducation parentale donnée aux enfants d'alors, le narrateur rend visite à Madame Popescu et assiste aux espiègleries de son petit Ionel, huit ans, déguisé en major de roşiori45. L'enfant fume et tombe malade, puis met de la confiture dans les chaussons du narrateur, avant de casser le lustre de cristal en jouant avec le ballon offert. Domnul Goe...46 raconte les facéties d'un autre petit diable, Goe, dans le train qui l'emmène à Bucarest avec sa mère, sa tante et sa grand-mère médusées; l'enfant terrible perd son billet par la fenêtre du compartiment, s'enferme dans les toilettes, tire le signal d'alarme... Chez Bassarabescu, l'un des maîtres de la saynète dans la prose roumaine d'avant Teodoreanu, ce sont les domestiques qui paient les frais de la malice des enfants. Dans la nouvelle intitulée Mama Maria, le narrateur coupe les boutons de la mante de moş Stan; Maria le punit: il lui lie les pieds durant la sieste.

Jouer, ce n'est pas seulement être espiègle. C'est affirmer qu'on existe, et cette affirmation de soi se fait toujours par rapport au modèle des adultes. Nos textes représentent l'enfant dans des actions parodiant les actes sérieux des grandes personnes, ou dans des actions de confrontation avec celles-ci: c'est le motif de l'enfant faisant irruption dans le monde de l'adulte pour le perturber. Ainsi D. D. Pătrăşcanu brosse dans une saynète célèbre, Timoteiu mucenicul47, le portrait classique de l'enfant terrible et espiègle, Lică Mădârjan. Une scène représente le fils de boyard jouant au maître d'école avec son frère Petruţă et sa soeur Mărioara. Lică joue le rôle du maître d'école sévère et intransigeant, Petruţă et Mărioara celui des élèves soumis et qui subissent les épreuves de lecture et d'arithmétique. Dans un autre ordre d'idées, le même récit contient une scène attendrissante où les trois diavoli vont déranger leur père, occupé à écrire sur la terrasse, pour admirer les lunettes qu'il vient d'étrenner.48 Dans Stratagemă, Dongorozi analyse avec finesse la psychologie de l'enfant qui ne démord pas d'obtenir un objet. Le narrateur, père du petit Costel, achève de copier une nouvelle. Il est sans cesse dérangé par son petit garçon, qui réclame sans cesse sa dernière feuille de papier.49

Conclusion

De cette brève étude, il apparaît clairement que Ionel Teodoreanu ne peut prétendre entrer sur une terre vierge quand il aborde en 1925, dans Hotarul nestatornic, un thème abondamment exploité par la littérature roumaine avant lui, avec une vision assez précise de l’enfance, des motifs nombreux et des développements narratifs structurés généralement dans des œuvres en prose assez courtes. Ce que va entreprendre le romancier roumain - et nous jugerons finalement s’il est parvenu au but, c’est un renouvellement fondamental de la tradition dans un domaine plus ouvert aux redites qu’aux expérieces littéraires originales. Nous verrons dans le chapitre suivant, intitulé Le gai roman des âmes enfantines, comment Teodoreanu opère une révolution dans l’appréhension d’une psychologie enfantine mouvante et insaisissable, émergeant difficilement de ses représentations; puis, dans un dernier chapitre, intitulé Le récit des années tendres, comment l’écrivain roumain invente des structures romanesques aptes à représenter cette vision nouvelle du monde de l’enfance.

__________

  1. Cartea copilăriei, Bucarest: Cartea Românească, 1938, p. 4.

  2. Nicolae Ciobanu, Ionel Teodoreanu, viaţa şi opera, Bucarest: Minerva, 1970, p. 111.

  3. «Mirceşti, 1880.»

  4. Boulanger.

  5. Souvenirs d'enfance, 1881-1892.

  6. Dans Novele din popor (Nouvelles du peuple), 1881.

  7. Comment j'ai appris le roumain.

  8. Souvenirs de jeunesse.

  9. Souvenirs.

  10. Eloge du village.

  11. Passé et futur.

  12. Dans Cântecul iubirii (Le Chant de l'amour).

  13. Veille de Noël, dans le volume Clipe de linişte (Moments de silence).

  14. A colin-maillard, dans le volume Durerile lumii (Les Douleurs du monde).

  15. Gogu et Goguşor, dans Nuvele (Nouvelles), III.

  16. La pauvrette, ibidem.

  17. Le petit Nicolas, dans Întuneric şi lumină (Ombre et lumière), 1912.

  18. Dans la nouvelle Sâmbăta (Samedi), Convorbiri literare, mai 1892. En volume, În lumea dreptăţii (Dans le monde de la justice), 1907.

  19. Le dimanche de Toma, dans Nuvele şi schiţe (Nouvelles et saynètes), II.

  20. Pomul de Crăciun (L'arbre de Noël).

  21. Vasile Porojan.

  22. Trecut şi viitor.

  23. Cité par Ion Negoescu, op. cit., p. 5.

  24. Între vis şi viaţă (Entre rêve et vie).

  25. Dans Dumbrava minunată (La clairière enchantée).

  26. Moftul român (La Sornette roumaine), 1901.

  27. În lumea dreptăţii (Dans le monde de la justice).

  28. Terrasse.

  29. Bunicul (Le Grand-père), dans Între vis şi viaţă.

  30. Le pardon, dans le volume Moş Stan (Oncle Stan).

  31. Nouvelle De sărbători (Pour les fêtes), dans le volume Bătrânii (Les vieux).

  32. «Petit pavillon en saillie, au-dessous duquel se trouve se trouve l'entrée de la cave. Les paysans dorment dans le cerdac pendant l'été.» (Frédéric Damé, Nouveau dictionnaire roumain-français, Bucarest, 1893.)

  33. La traduction française ménage ne nous semble privilégier qu'un seul des nombreux sens de ce vieux mot roumain.

  34. «La clairière enchantée».

  35. Camil Petrescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni - Hotarul nestatornic», Cetatea literară, I, 1926(9-10), p. 6 (rubrique «Cărţi»)..

  36. D'aujourd'hui et d'autrefois, dans le volume Hagi Tudose.

  37. Chez nous à Viişoara.

  38. «Baguette ornée de papier de couleur, de dorures, de rubans et de fleurs artificielles, avec laquelle les enfants, le matin de nouvel an, vont souhaiter à leurs parents ou à des amis, une heureuse année.» (Frédéric Damé, op. cit.).

  39. La glace, nouvelle parue dans Convorbiri critice.

  40. Diablotin, dans le volume Clipe de linişte (Moments paisibles).

  41. La noi în Viişoara.

  42. Stratagème, dans Monumentul eroilor (Le momument des héros).

  43. Nuvele, III.

  44. La visite, dans Nuvele şi schiţe (Nouvelles et sketches).

  45. Régiment de hussards rouges.

  46. Monsieur Goe, ibidem.

  47. Thimotée le martyre.

  48. Ibidem.

  49. Cf. supra.

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