Conclusion
Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’Arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l’ «arche». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. Marcel Proust
À l’issue de cet examen de La Medeleni, on peut mieux cerner l’originalité de Ionel Teodoreanu dans la représentation qu’il donne de l’enfance et des enfants. Dressons donc, pour terminer, le bilan de ce que l’écrivain hérite et de ce qu’il donne; caractérisons de manière synthétique le système narratif qu’il développe et la vision du monde qui est la sienne. I. Un thème et des motifs traditionnels.
1. Le maintien des valeurs. On a montré que le thème abordé par Ionel Teodoreanu n’était pas nouveau dans la littérature roumaine, et que notre romancier s’inscrivait dans une tradition, reprenant et développant certains éléments du récit d’enfance autobiographique, dans la lignée de Heliade, de Costache Negruzzi, d’Alecu Russo, de Vasile Alcsandri, de Ion Creangă et de Slavici. 1 On a pu voir aussi que Teodoreanu dévidait dans La Medeleni des motifs récurrents propres aux récits d’enfance en général, et roumains en particulier: celui de l’enchantement de l’enfance merveilleuse, explorant et métamorphosant des pans entiers de la réalité qui échappent bien souvent aux adultes, rattache le romancier à Delavrancea; celui de la famille unie comme un véritable microscome, avec l’image rayonnante des grands-parents, du père et de la mère, voire des animaux, le situe dans la lignée, encore une fois de Delavrancea, mais aussi de Brătescu-Voineşti, de Ion Bassarabescu et surtout d’Emil Gârleanu, écrivain auquel le lie plus particuličrement le motif de la moşie comme monde de liberté, à la fois proche de la nature et construit pour l’aisance et le confort, organisé humainement selon des règles fixes. Le thème lyrique du laudatio temporis acti, enfin, place La Medeleni dans une très ancienne tradition roumaine et occidentale qui fait de l’enfance le symbole, exultant et nostalgique à la fois, de tous les paradis perdus.2. La persistance des éléments narratifs. D’un point de vue plus précisément narratif, on a montré enfin que Teodoreanu reprenait certains motifs traditionnels du récit roumain consacré à l’enfance: celui de la vie comme aventure, comme occasion de quête, d’errance ou de découverte, qui le fait renouer avec Vlahută, avec Delavrancea, mais aussi avec Ion Dragoslav et Mihaďl Sadoveanu; celui du jeu endiablé et de la facétie, qui le rattache plus ou moins directement à Caragiale, à Bassarabescu, à Patrăşcanu et surtout à Dongorozi. 2
II. Le renouvellement de la tradition.
1. Une vision originale de l’enfance. a. Une écriture de la participation. Toutefois Teodoreanu fait preuve d’une originalité incontestable dans la manière de traiter son thème. D’abord, l’écrivain roumain se particularise moins par la fraîcheur de sa vision que par l’aspect immédiat et la dimension participative de celle-ci. Dans Amintiri din copilărie ["Souvenirs d’enfance"], premier "roman" de l’enfance paysanne dans l’espace carpato-danubien (1881-1892), Creangă annonce déjà Teodoreanu par l’heureux mélange de l’émotion lyrique et de l’humour truculent, et par la fusion de l’observation réaliste et du détail fabuleux qui fait son génie; mais là tout est vu rétrospectivement par l’adulte qui tire de l’expérience une leçon de sagesse, avec un récit à la première personne et une vision unifocale, quand La Medeleni nous représente - il vaudrait mieux dire "fait vivre sous nos yeux" - des enfants tels qu’ils se voient. Dans Mogâldea ["Bout-de-chou"], la composition toute classique et l’art avec lequel Vlahuţă suggčre l’émerveillement et le mystère de l’enfance donnent au récit une incontestable valeur esthétique, mais celle-ci semble bien faible devant l’enchantement qui nous ravit chez Teodoreanu dans l’épisode de la chasse à la grenouille à l’Étang du Poulain3 ou dans la scène du serment solennel de Danuţ, Olguţa et Monica, autour du pot de confiture mangé à la même cuiller4.b. Une écriture de l’exploration. La hardiesse de Teodoreanu éclate encore plus, quand on observe qu’il ne traite pas simplement un thème, mais l’explore d’une manière moderne, obsédante, fondamentalement différente de celle de ses précurseurs, par une stratégie de déroute et d’inquiétude, explorant par l’image le côté éphémère de l’enfance, ses émerveillement et ses peurs, son ombre de mort et «exactele ei dimensiuni de sătuleţ la poalele unui volcan» 5. En effet Teodoreanu est plus un explorateur sensible de l’émoi et du vacillement de l’enfance qu’un «peintre de scènes grâcieuses» comme le qualifie partiellement Tudor Vianu6; son projet n’est pas celui de peindre, mais de retrouver, par la «quatrième dimension de la vie» qu’est la création artistique, l’émotion primale de l’enfance devant l’abricotier en fleurs, et le chemin perdu de cet immense territoire situé dans l’espace et dans le temps. On le conçoit mieux a posteriori, quand on lit ces pages éclairantes de Masa umbrelor, dans lequelles l’art du romancier aspire à retrouver une sensation perdue de jeunesse et d’harmonie cosmique, dans un monde où la sensation unit les objets à l’ensemble de l’univers:
Uliţa copilăriei, de La Medeleni, et dans celles de tant d’autres tentatives de tuer ma mort. Certains ont aimé cet arbre en fleurs. Mais l’ortie des autres a souri avec les dents. L’abricotier de ma littérature n’est pas une métaphore ou une obsession en fleur (comme le croit le fiel des pauvres malins), mais le désir de sourire d’une lourde mélancolie. Voici le commencement: Un matin (à l’heure bondissante des stores levés par la main de la grand-mère), je me suis réveillé dans mon lit de petit-fils chez ses grands-parents avec une illumination, la vue et le souffle presque noyés. L’abricotier à la fenêtre des grands-parents avait fleuri durant la nuit et avait surgi en même temps que l’aube, nouveau. Le paradis commençait avec lui, sous le ciel bleu, dans un murmure d’abeilles. (En apercevant la mer, les Grecs de l’époque se sont exclamés: Thalassa! - léguant à leurs ancêtres, dans ce cri homérique, l’étonnement de la mer. Car la mer est avant tout une surprise de l’être dépassé.) L’abricotier de la fenêtre des grands-parents a été mon premier étonnement. J’avais découvert le printemps (cette jeune fille en fleurs). J’ai donc feint d’être malade (avec toux, crampes et point de côté) et, avec la bénédiction évasive de la grand-mère, je ne suis pas allé à l’école. La grand-mère a ouvert l’armoire de drogueries et, après en avoir sorti toutes sortes de flacons, m’a remis sur pieds en me défendant toute nourriture. Ainsi j’ai expié une journée entière mon étonnement devant l’abricotier en fleurs. [...] J’ai tout oublié: le lycée de tous les jours, la faim, le remède infligé par la grand-mère, restant sans fin à la fenêtre de l’abricotier, dans son parfum, dans la douceur du soleil et l’aube de pétales, l’âme toute pénétrée de sourire: vraiment heureux. [...] Cet abricotier (quoique proche, joue à joue avec le petit-fils) n’appartenait pas à la Terre. Il venait des espaces purs du ciel, de la lointaine nébuleuse de la Voix lactée, amené là comme par le bercement d’une balançoire, figé en sa blancheur ondoyante à la vieille fenêtre de la maison des sapins. [...] Mais au nouveau matin, quand le même soleil a ranimé les voix et les éclats du printemps, l’abricotier de la fenêtre était épuisé. La radieuse fraîcheur du premier matin était devenue déclin, lourdeur, pesanteur. On eût dit qu’il allait pleurer. Tout était là: l’arbre avec son tronc et ses branches, les fleurs, le parfum, le ciel, les voix. Mais la lumière était partie, ne laissant que la fumée de son blanc souvenir. L’ange était mort. Le petit-fils est retourné à l’étude, comme chassé du ciel. Mais pas à cause de l’école (il était coutumier de ses jours d’encre et d’éponge séchée); l’ombre venait de l’abricotier. Vers le soir les branches étaient ébréchées comme le sourire des "babas". Sans qu’il y eût du vent, les fleurs tombaient sans cesse en jaunissant le sol. Le lendemain, l’abricotier était vieux - comme les grands-parents. Ce qui commençait, c’était la jeunesse des feuilles vertes. Un jour aussi (a pensé le petit-fils entre l’abricotier disparu et les grands-parents sur la fin), tout ce qui est sera à peine "il était une fois". Il a ressenti dans son coeur l’étonnement noir de la mort. Et il a souri avec mélancolie, les poings sur les tempes, sans plus rien voir. Tel a été le premier printemps du petit-fils qui, au sortir de l’enfance, s’est arrêté à sa lisière, d’abord dans la lumière, comme en un Béthléem, puis dans le Jérusalem de l’ombre née de la fleur. 7 2. L’adaptation d’un style nouveau à une vision nouvelle.a. La poétique de l’ampleur. L’originalité de Ionel Teodoreanu paraît plus évidente encore quand on se place d’un point de vue formel. On a remarqué que les œuvres évoquées appartiennent au genre bref - nouvelle, conte, saynète (ou moment, croquis, instantané) - , et au récit autobio-graphique plus étoffé dans le cas de Creangă. L’originalité de Teodoreanu dans La Medeleni est de développer le thème de l’enfance dans les dimensions narratives du roman ample, avec un nombre considérable de personnages enfants parfaitement individualisés ou esquissés dans une fresque vivante, avec un art achevé du dialogue et du contrepoint narratif, avec des épisodes multiples et variés révélant un sens développé de l’invention romanesque et du mouvement narratif, dans une série de scènes et d’"incidents de vie"8 volontairement dispersés et campant des héros qui se cherchent - l’action romanesque trouvant sa continuité et son unité dans le conflit Dănuţ-Olguţa suivi au cours de ses différentes phases.b. La consistance de l’évanescent. • L’irrévérence du jeu. La thèse de la débilité narrative notre roman ne peut plus être soutenue. Les actions et les gestes des enfants roumains, cavalcade endiablée de jeux, de diableries, de rivalités et de violences, réussissent à les caractériser naturellement, et révèlent une conscience écartelée sans cesse entre la lumière de la vie et l’ombre de la mort, entre la joie participative et la souffrance retenue; ils marquent de manière imprécise et changeante la ligne de partage entre l’oisiveté apparente des vieux et l’entrain endiablé de la jeunesse en vacance, et constituent un mode de l’irrévérence qui est finalement une modalité existentielle. • Le roman de la Parole. La thèse du caractère objectif de l’art romanesque teodorenien, soutenue jadis par Eugen Lovinescu, perd, au cours d’un examen impartial du roman roumain, toute validité, en même temps qu’elle révèle un terrible malentendu. Chez Teodoreanu, la création s’opère à partir du matériau subjectif du dialogue, et le roman «dissolu» devient celui de l’exploration de l’infinie possibilité des actes de langage. Ce qui domine ici, c’est le dialogue de scène, à allure mimétique, qui permet le choc direct des protagonistes, dialogue procédural - phatique souvent - , mais aussi exploratoire et surtout ludique, dépassant le procédé réaliste de l’observation des faits de langue, pour une mise en relief des intonations et des nuances les plus imperceptibles de la voix. Ainsi le roman de l’enfance se révèle en dernière instance comme le vrai roman de la parole.• Les bouffées du tumulte. L’art romanesque de Ionel Teodoreanu se caractérise aussi par une utilisation parfaitement maîtrisée du procédé de la scène, dans un roman où le mode de la représentation remplace presque systématiquement celui de la relation: les personnages sont montrés directement au lecteur, à l’intérieur du discours, dans des unités narratives très brèves et en synchronie parfaite avec les «incidents de vie» de la diégèse. Il en résulte tout le contraire de l’ennui: un effet d’im-médiateté dynamique et presque cinématographique. Si Teodoreanu reprend un artifice souvent utilisé avant lui dans la prose roumaine, il lui donne une valeur artistique incontestable par la mise en cohérence du procédé avec la vision du monde émergeant du roman: tel que Poil de carotte, dans le domaine littéraire français, La Medeleni est bien un livre venu «par bouffées» 9 du tumulte à la fois mouvant et profond de la vie, dont il a le caractère désordonné et éblouissant: «Je rêvais, la nuit - nous révèle le romancier roumain - , des fragments d’action que je transcrivais littéralement le jour , avec l’impression de plagier.»10• La cohérence d’un récit de dégradation. La thèse de l’incohérence narrative de Hotarul nestatornic, selon laquelle il n’y aurait dans le roman aucun «événement qui serve de pivot à l’action» 11 n’est pas plus défendable. Teodoreanu est habile à organiser l’intrigue cohérente d’un roman de dégradation, par l’isolement précis d’un moment de crise, par la mise en place d’un nœud serré, par l’encadrement analogique du roman, enfin par les jeux de reprises et de symétries qui doivent beaucoup à Liviu Rebreanu, et qui composent comme la figure emblématique du Destin.• Les ressources d’une écriture dynamique. Enfin, l’affirmation de George Călinescu selon laquelle Ionel Teodoreanu «ne sait pas narrer» 12 se heurte à la réalité d’une écriture romanesque exploitant ad libitum des techniques parfaitement maîtrisées, qui dynamisent et dramatisent le récit par variation des perspectives: mise en rapport des plans de simultanéité et d’antériorité par contrepoint temporel, confrontation des visions du narrateur omniscient et du protagoniste Dănuţ en situation, par contrepoint modal; théâtralisation de la prose par la création en scčnes et en actes, avec mise en jeu du principe distributif par circulation des gestes et de la parole, du principe cinétique par la cohérence des éléments narratifs visuels et tactiles, et du principe interruptif par les entrées et sorties des personnages, comme dans l’univers de la comédie; parodie de l’intertexte romanesque, épique ou judiciaire; dynamisation du récit par l’alternace des thèmes, des scènes d’intérieur et d’extérieur, du dialogue et des pauses descriptives ou explicatives; fusion continuelle des plans de la représentation et de la relation donnant au roman son souffle narratif; enfin, variété des modes de liaison des unités narratives, par enchaînement, entrelassement et enchâssement...c. La poétique du moment. Teodoreanu s’inscrit ainsi, mais dans une vision de l’enfance toute différente - considérée comme «un somptueux fleuve de poésie et d’enchantement lyrique»13 - et dans un développement narratif incomparablement plus touffu, dans le sillage des "moments" de Caragiale, très brefs et presque cinématographiques, entrecoupés de dialogues sans incises et de courtes pauses descriptives, en esquisse. En aval, il annonce avec bonheur Cartea cu jucării ["Le livre aux jouets"] de Tudor Arghezi (1931), et les scènes de genre avec Barutu, Miţura et leur pčre: même ambiance de «conte moderne»14, même prépondérance de la représentation sur la relation, même vivacité du dialogue, même construction fragmentaire, enfin même tentative réussie de saisir la psychologie mouvante d’êtres en formation, avec leurs inflexions, leurs mimiques caractéristiques, en les campant dans un monde à leur dimension - à cette différence près que les enfants d’Arghezi sont jugés à l’aulne de l’adulte, alors qu’ils semblent évoluer chez Teodoreanu dans un univers dont ils créent non seulement les dimensions mais aussi les règles et le plan d’action. Dans notre littérature, enfin, Teodoreanu se situe dans la lignée de Paul Morand dans Feu Monsieur le Duc, recueil de nouvelles parues en 1943, avec là aussi une ribambelle d’enfants gais, capricieux et fantasques.
III. La construction de l’arche. Contrairement à ce qu’affirmait Ovidiu Papadima 15, à cette originalité dans l’exploitation et la mise en roman du thème de l’enfance, s’ajoute chez Teodoreanu la hardiesse d’une construction romanesque autour de la figure emblématique de l’arche, chargée en même temps d’une forte valeur de nostalgie et de jubilation.1. Le refuge de l’enfance perdue. L’arche constitue bien dans La Medeleni le refuge de l’enfance perdue: au moment de quitter sa mère et le foyer pour l’internat de Bucarest, Danuţ cherche un abri sous la petite table de madame Deleanu: il y retrouve la chaleur de la cheminée, l’intimité des chats, la présence réconfortante de sa mère, dont il devine les gestes 16; dans la cuisine du conac noyé sous la pluie d’automne, monsieur Deleanu et les enfants se retrouvent comme les survivants de l’Arche sous le Déluge.17.• Îles... Au même symbolisme se rattachent plusieurs éléments du roman, l’île tout d’abord. Dans le grenier de Medeleni Dănuţ se réfugie comme Robinson sur son île, avec le désir de rester enfant et de ne pas grandir. La moşie est comparée à «o insula scufundată cu palatele ei» 18, et Coco, le perroquet criard de la rue Pitar-Moşu à Bucarest, a la nostalgie des îles perdues de son enfance19. Alexandru Pallă se replie à Venise avec Adina Stephano, la femme-enfant, où à Paris dans l’Île de la Cité pour retrouver l’image perdue du Paris d’autrefois et faire revivre avec les sœurs Deleanu les «scénettes» de Iaşi et de Medeleni20. C’est sans doute au même symbole qu’il faut rattacher L’Atlantide de Pierre Benoît, roman auquel il est fait allusion une fois dans le roman.21• Maisons... La maison évoque l’arche, elle aussi, en ceci qu’elle suppose une construction, une architecture. Ainsi, la maison des Balmuş, rue Popa Nan à Bucarest, tente de recréer comme une arche résumative le Iaşi traditionnel: «Casuţă cu patru odăi - mobilă batrânească, miros de podele ceruite şi de fructe»22, avec l’accent moldave, les mots moldaves, la cuisine moldave. Son équivalent ironique est la demeure des Bercale à Iaşi, qui, espèce d’arche de Noé de toutes les modes récentes, par manie de la collection de ses propriétaires finit par n’avoir plus ni âme ni ancrage.23• Coffres... Enfin les coffres renvoient à l’arche, en ceci qu’ils recèlent un trésor de surprises et de vie ( comme la malle aux cadeaux de Herr Direktor 24), qu’ils offrent un refuge protecteur (comme la malle d’habits où se cachent Danuţ et Olguţa25), qu’ils engrangent des sensations inconnues ou oubliées (comme les vieilles armoires pleines de parfums et d’odeurs, «Parfumul de levănţică şi sulfină strânse în săculeţe colorate, care atârnă de rafturi ca nişte delicaţi desagi ai amintirilor...»26) ou qu’ils accumulent une expérience vécue et enregistrée, comme les bibliothèques - celle du directeur de Viaţa contimporană, aux livres pierres et murs27, ou celle de Ioana Pallă aux cuirs sensuels.282. Le berceau redécouvert. Deux fois dans La Medeleni, l’arche est liée au symbolisme du bateau, par analogie de forme et de construction. Sur le navire à bestiaux qui les transporte vers l’Amérique, les paysans transylvains émigrés redeviennent enfants: «Şi atunci, instinctiv, au devenit copii. Au reluat cu totii jocurile şi vorbele din copilărie... Era trist...» 29 Comme pour la péniche de Yarmouth dans le David Copperfield de Dickens, on retrouve ici l’image du bateau comme «berceau redécouvert»30. Dans Între vânturi, le bateau qui ramène Olguta, Monica et Paşa en Roumanie, est un lieu de songe hors du temps, où les personnages repensent sinon à leur enfance du moins à leur passé; l’idée de famille que nous avions jusqu’à présent s’élargit à celle de race: le navire est ici à l’image de Babel «adevarată mahala de naţionalităţi»31.3. La métaphore du Livre. On a vu que La Medeleni présentait l’arche comme le lieu de recueillement d’une enfance perdue, un refuge contre les agressions du temps et de la vie, le symbole d’une humanité exilée et qui se retrouve dans le jeu. C’est aussi, et surtout, dans le roman de Teodoreanu, la grande métaphore de l’œuvre d’art elle-même. Le romancier dira en 1935: «Ce monde en moi, et dont j’étais le maître - heureux comme Robinson Crusoé dans son île naïve ou comme le patriarche Noé dans son arche résumative - me conférait la qualité de créateur bien avant que je pusse l’affirmer et vérifier dans les pages de quelque manuscrit.»32 Pour Dănuţ écrivain, le livre à faire est sa «vraie maison», un espace de liberté où il peut «mener paître son âme»33; le héros-romancier voit dans Medelenii une «corabie pe care venea dtagostea în alaiul copilăriei»34, et dans une variante des dernières lignes du roman, il dira, confirmant notre thèse:
- Te cred, Dănuţ. - De doi ani n-am mai scris nimic. Voi scrie. Voi ridica din ape tot trecutul nostru scufundat... De când vreau să scriu romanul Medelenilor! Nu l-am scris. Eram copil. Acum trebuie să-l scriu. < Ca Meşterul Manole, voi zidi durerea noastră <mea> în Medeleni. <Îl> voi scrie. < Va fi revanşa noastră asupra vieţii. > Va fi moşia noastră, Monica, singura. Din nou Olguţa va fi alături de noi...35 Enclore dans un livre «tout [le] passé englouti» et reconstruit avec l’ossature ferme du roman, les richesse d’une expérience intime, d’une évolution vers la maturité humaine et artistique, d’une tradition à perpétuer, c’est finalement donner à lire et à voir un sanctuaire mobile qui n’est pas seulement l’âme de son auteur mais aussi l’arche résumative de toutes les générations. «Sadoveanu est grand - écrira Ionel Teodoreanu en 1932 - parce que son âme est la Moldavie elle-même, qu’il tient sur son épaule comme un violon dont les cordes sont les rivières Prut, Siret, Moldova et Bistrita. Et Tolstoï est grand lui aussi parce que son âme est la Terre entière, avec ses eaux, ses montagnes, ses mers et ses étoiles.»36 Nous ajouterions: «Et Teodoreanu est grand parce que son âme est la vie entière, avec son enfance retrouvée.»__________
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