CONCLUSION GENERALE

Scriu cu doua vârfuri: unul în real, celălalt în poem. Cânt cu două sunete ale aceluiaşi arcuş: unul e geamătul vieţii, celălalt melodia artei. Surâd si plâng în acelaşi timp, cu săgeata în mine şi ochii în cer.

J'écris de deux plumes: l'une dans le réel, l'autre dans le poème. Je joue de deux sons du même archer: l'un est le cri de la vie, l'autre la mélodie de l'art. Je souris et pleure en même temps, la flèche en moi et les yeux au ciel.

                                      (lonel Teodoreanu,

                                      « Lettre à un mort »)

Le moment est venu d'établir un bilan, au terme de cette thèse consacrée à l'art romanesque de lonel Teodoreanu dans La Medeleni, de résumer nos positions, et de replacer l'écrivain dans l'histoire du roman roumain en révélant son originalité.

La trilogie paraît en Roumanie de 1925 à 1927, dans un contexte de renaissance nationale et économique, favorable à une reprise de l'activité éditoriale dont bénéficie d'abord le roman. La Medeleni voit le jour à une époque caractérisée par un renouveau des thèmes romanesques et par leur développement dans des oeuvres de grandes proportions, dans le moule du «roman-fleuve» occidental, mais il se particularise, dans le champ culturel roumain de l'après-guerre, en ce qu'il symbolise le seuil d'une nouvelle ère sociologique où l'écrivain accompagne le roman et le porte au monde en y dilatant à plaisir le paratexte. S'il est une originalité de La Medeleni, c'est d'abord dans cette perspective qu'elle se situe.

Reçu presque exclusivement comme le romancier de l'enfance, lonel Teodoreanu renouvelle fondamentalement la tradition dans ce domaine. Il innove d'abord par une révolution dans la manière d'appréhender la psychologie d'un âge situé sur une « marche mouvante »1 de l'existence humaine, par l'approfondissement de la réalité subjective au moyen d'un entrelacement subtil du discours indirect libre et d'une parole vivante donnant l'impression d'une véritable «hallucination de la vie»2 et d'une « fusion de vie et de légende »3, par la mise en relief du lien animiste entre l'enfance et le monde, et de son expérience orphique par rapport aux mots et aux choses, par l'invention de structures romanesques en harmonie parfaite avec le sujet traité. Certes, Teodoreanu doit beaucoup à des auteurs comme Delavrancea, Brătescu-Voineşti ou Emil Gârleanu, auxquels le lient le thème lyrique du laudatio temporis acti et bien des motifs narratifs propres au récit d'enfance. Mais l'originalité de l'écrivain éclate lorsqu'on remarque l'ampleur de la structure qu'il adopte -- le roman vaste, doté de personnages nombreux et variés, aux caractères différenciés, exploitant l'infinie possibilité des actes de parole, dans des dialogues de scène à allure mimétique où sont saisies les plus subtiles nuances de la voix. Comme forme du jeu, le dialogue constitue ainsi chez Teodoreanu un mode de l'irrévérence qui n'est finalement, comme le disait Alain-Fournier, qu'une manière d'exister.

Maître dans l'art du dialogue, matériau subjectif à partir duquel sa création s'opère, Teodoreanu l'est aussi dans celui de l'instantané, de l'esquisse ou du croquis. Si Drumuri suit de manière linéaire les destins des personnages en différents lieux et actions, par un jeu d'entrelacement d'épisodes assez touffus; si Între vânturi développe des séquences narratives plus logiquement enchaînées, avec un usage abondant de l'analepse et de l'ellipse, et sur le mode presque exclusif de la relation, -- Hotarul nestatomic fonctionne sur le mode de la représentation comme une suite de « moments » ou d' «incidents de vie»4 , dans le sillage de ceux de Caragiale, très brefs et entrecoupés de dialogues sans incises et de courtes descriptions en esquisse. L'art de Teodoreanu, dans une oeuvre venue, comme chez Jules Renard, « par bouffées », se trouve ainsi en totale harmonie à la fois avec le tumulte mouvant et profond de la vie enfantine, et avec le système de représentation du premier âge de l'existence humaine.

D'autres procédés romanesques caractérisent l'écriture «sur le vif» de La Medeleni: l'énumération, la technique du contrepoint temporel et modal, la fusion des plans de la représentation et de la relation, l'entrée in media res des séquences narratives, dans les deux premiers volumes; dans Între vânturi, au contraire, le recours à la généralisation pour l'introduction du particulier, qui ralentit le récit et contribue à l'engourdissement de l'écriture. Teodoreanu innove parfois -- avec des procédés modernes comme le compte à rebours, les formules anaphoriques du récitatif ou les dialogues vides entre les personnages (suite de tirets et de points de suspension) --, usant de techniques dont seront friands les romanciers des années 1930, comme le document authentique qu'est la lettre, ou la présentation d'événements hétérogènes...

L'écriture romanesque de La Medeleni doit aussi son originalité à la figuralité mise en oeuvre avec un art très sûr du début à la fin de la trilogie. La thèse a démontré le manque de fondements de la critique antimedeleniste fustigeant le métaphorisme de Teodoreanu, et tenté de donner une perspective et un sens à ce développement démiurgique des tropes. Mis en oeuvre assez souvent avec la fonction de pointe, l'acte figuratif offre sa cohésion à un récit de discontinuité et de ruptures; il permet son resserrement sur lui-même et le maintien d'une cohérence interne par le tissage d'un faufil sémique entrelacé à la trame narrative du roman, tout en ouvrant au récit des points de fuite grâce à de «petites histoires-bis » tangentes à la diégèse, et qui sont autant de possibles narratifs offerts au désir du lecteur. La figuralité joue aussi un rôle heuristique à l'intérieur du roman de Teodoreanu: développée en cercles concentriques, elle vise à atteindre avec délices l'ineffable de la sensation, dans une fuite en avant vertigineuse qui conduit l'être au néant des mots et à la dissolution de l'être. Elle caractérise ainsi, autant que les aspects formels vus jusqu'ici, une écriture romanesque sans cesse tiraillée entre souffrance et volupté, et qui n'est pas sans évoquer l'esthétique baroque.

L'écriture du passage caractérise également la trilogie roumaine, et participe comme l'image à sa dimension spéculative. Teodoreanu ne décrit pas; à la limite, il évoque ou fait participer, préférant toutefois semer dans le récit un réseau de signes que lecteur et personnages découvrent progressivement sur le parcours. L'inscription du temps et des lieux y est superficielle, et empêche, par l'absence d'une société décrite dans sa mouvance et sa complexité, de voir en La Medeleni un véritable Bildungsroman, même si la structure du livre rappelle certains romans de formation, par sa rhétorique d'ouverture, sa problématique éducative en boucle, ou sa stratégie d'écriture digressive et sinueuse. Mais Teodoreanu n'échoue pas là où il n'a que le faible désir de réussir. Son art romanesque se veut au service d'un dessein heuristique, que seule une lecture herméneutique peut saisir. Il s'agit pour l'écrivain de baliser un chemin qu'il remonte ou redescend vers l'enfance, le passé, la mort, le marécage, l'effroi, en mettant en oeuvre une écriture orphique et hermétique du dévoilement progressif: passage des héros par toute une série de lieux de mort et de renaissance qui sont plutôt des stations, de difficultés existentielles qui sont plutôt des épreuves, mise en roman d'un rite de passage qui conduit finalement à la révélation et à la découverte d'une vita nova - l'enfance retrouvée par l'Art et la Métaphore. À ce projet de roman initiatique participe une écriture marquée par l'emblème (l'Étang, le Destin, le Labyrinthe ... ), l'antithèse de l'ombre et de la lumière discernables dans maints éléments du récit, dans les deux premiers titres mais surtout dans Între vânturi, enfin le réseau lexical de l'alchimie, particulièrement développé dans ce dernier volume. Voilà bien l'aspect le plus profond de La Medeleni et - si toutes les grandes oeuvres sont « descentes aux Enfers »5 -- ce qui contribue à faire du roman de Teodoreanu l'un des plus grands de la littérature roumaine.

L'examen de toutes ces composantes stylistiques de La Medeleni permet en effet d'accorder à la trilogie les qualités de grand roman que certains lui ont à tort déniées: individualisation des âmes par l'observation minutieuse et le travail sur le matériau objectif du dialogue, consistance et signifiance de l'événementiel, unité narrative et cohérence de l'intrigue, ampleur architecturale... En même temps, il incite le lecteur de Teodoreanu à redéfinir substantiellement la place du romancier dans le cadre de l'histoire de la littérature roumaine, et plus précisément de la modernité. Cette révision ne va pas sans une remise en cause de quelques préjugés sur l'auteur de La Medeleni, assez largement répandus dans son pays.

Ainsi, depuis Eugen Lovinescu, la trilogie est habituellement placée dans la continuité du semănătorisme.6 Optant pour une littérature roumaine en synchronie à la fois avec la littérature occidentale, qui a évolué inexorablement, dans ses formes narratives, du rural vers l'urbain, et avec la phase d'évolution historique de la civilisation roumaine des années 1920, Eugen Lovinescu a fermement plaidé pour une littérature de la ville, et blâmé les écrivains semănătoristes, notamment Brătescu-Voineşti et Duiliu Zamfirescu.7 Il accuse le mouvement d'être une résurgence du vieux conservatisme boyard et une entrave à la marche révolutionnaire du Progrès. Selon Lovinescu, l'oeuvre de Teodoreanu n'est, du point de vue idéologique, que le dernier avatar de l'esprit semănătoriste: le populisme de la revue Viaţa Românească [« La Vie roumaine »]. Il s'agit ici d'une littérature « patriarcale et lyrique, dans le style d'un semănătorisme accommodé au processus plus avancé d'une bourgeoisie nationale »; le mouvement incriminé est lyrique, régionaliste, incapable de s'inscrire dans le « processus d'unification de l'esprit national ».

Si le critique esquisse la notion de modernité roumaine, on peut s'interroger sur la pertinence de son propos par rapport à La Medeleni, et regretter une confusion tendancieuse entre le système de valeurs du roman et son originalité artistique. D'abord, le lyrisme n'est pas incompatible avec la modernité du roman -- à preuve Teodoreanu en Roumanie, Giono et Colette en France, qui mettent en oeuvre ce qu'avec Proust nous appellerions la poésie du roman. On peut remarquer ensuite, d'un point de vue « synchronique », que La Medeleni développe aussi, dans Drumuri surtout, une image de la ville moderne dans ses multiples facettes, vue par les yeux tantôt critiques, tantôt cyniques de Danuţ, par les yeux surpris et moqueurs d'Olguţa; que le procédé, cher au roman « moderniste », de prolonger par divers artifices de construction les aventures des protagonistes jusqu'au moment où s'écrit et se publie le roman (l'axe diégétique recoupant l'axe historique réel) est déjà exploité par Teodoreanu à la fin de son roman, pour ancrer la fiction dans la réalité non pour des raisons programmatiques mais stylistiques, afin de créer chez le lecteur, à la fin du roman, une impression d'abîme entre l'Histoire et son miroir dans la diégèse du récit; que La Medeleni, loin de se cantonner dans des formes narratives révolues, préfigure brillamment la modernité romanesque des années 1930 et même au-delà, par son caractère auto-référentiel et sa dimension spéculaire, par sa composition digressive comme recherche de composition, par sa structure discontinue offrant un parfait modèle d'éclatement des genres et de désagrégation du narratif8 dans le panlyrisme.9

Enfin, on peut douter que La Medeleni s'inscrive dans la perspective purement régionaliste d'un « spécifique moldave » qui le tiendrait du même coup à la périphérie de la littérature roumaine. Loin de se maintenir dans un terroir de Moldavie, la construction romanesque de Teodoreanu évolue d'un cadre national (Iaşi, Bucarest) vers un univers international (Venise, Paris, l'Amérique, la Russie); d'une part, parce que toute enfance heureuse s'attache à un lieu (Combray chez Proust, Yarmouth chez Dickens, Humuleşti chez Creangă, Mortefontaine chez Nerval), et que toute existence humaine se développe par élargissements successifs de l'espace et de la conscience (ce qui fait que plus nous découvrons le monde en vieillissant, plus nous semble se rétrécir l'espace du passé); d'autre part, parce que se dessine, au fil de l'écriture et peut-être même de la publication de La Medeleni, le projet dont Teodoreanu prend conscience: celui de reconstruire l'Arche perdue, cette « arche résurnative » qu'on ne peut interpréter qu'a posteriori, une fois l'oeuvre achevée par la lecture du mot « fin », et à différents niveaux: comme ce trésor à redécouvrir qu'est l'enfance, avec ses jeux, ses sensations oubliées, son monde aux dimensions particulières (c'est au fond le mythe du paradis perdu), comme une part périphérique de la Roumanie (éloignée spatialement du centre qu'est Bucarest, et temporellement par son bovarysme culturel), surtout comme l'espace sacré où s'élabore l'oeuvre d'art.

A ce titre, Medeleni n'est plus une région périphérique, mais se situe au centre même du phénomène littéraire et culturel roumain, là où se crée la littérature: parce que Medeleni est un lieu et qu'il existe une géographie du roman; parce que La Medeleni est un roman, mais aussi -- et surtout -- l'histoire d'un roman.

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  1. Titre du premier volume, Hotarul nestatornic.

  2. G. Ibrăileanu, Studii literare, Bucarest: Minerva, 1979, vol. 1, p. 442.

  3. Contopire de viaţă şi de basm -- Drumuri, p. 549.

  4. Camil Petrescu, «Ionel Teodoreanu: La Medeleni – Hotarul nestatornic», Cetatea literară, I, 1926(9-10), p. 66.

  5. Daniel Oster, préface à Véronique Boyer, L'image du corps dans À la recherche du temps perdu, Paris, 1984, p. XXI.

  6. Le mouvement doit son nom au titre de la publication hebdomadaire où ses tenants ont développé leur projet et publié leurs oeuvres, Semănătorul [« Le Semeur »], parue à Bucarest du 2 décembre 1901 au 27 juin 1910, sous la direction successive d'Alexandru Vlahuţă, George Coşbuc, Ilarie Chendi, Şt. O. losif, Nicolae Iorga, Mihail Sadoveanu, notamment, et A. C. Popovici. Le semănătorisme prône une littérature d'inspiration rurale et historique, liée à la tradition. La paysannerie étant le pilier sur lequel doit s'appuyer toute la société roumaine, c'est vers elle que doit se tourner l'écrivain, pour la peindre en la sublimant, pour l'éclairer en la guidant. D'inspiration rousseauiste, ce programme relève d'une conception romantique du phénomène rural roumain, et diffère du projet populiste en ceci qu'il a peu d'implications sociales. Esthétiquement, la littérature du mouvement développe les thèmes de la vie à la campagne, de la vie idyllique du village opposée à celle de la ville pervertie, du déracinement et de l'inadaptation sociale. Éloge est fait du passé illustre, des vertus historiques et ancestrales; les boyards drapés dans leurs manteaux de gloire sont opposés aux fermiers et gérants cupides et métèques.

  7. lstoria literaturii române contemporane [« Histoire de la littérature roumaine contemporaine »], IV, Bucureşti: Editura Ancora, 1928.

  8. Sur cette question, nous renvoyons aux observations très pénétrantes d'un autre moderniste, Mihail Sebastian, dans son étude consacrée au roman: «Consideraţiuni asupra romanului românesc», «Tot despre descompunerea romanului» [«Considérations sur le roman roumain», «Toujours sur la décomposition du roman», Eseuri, cronici, memorial, ed. Cornelia Ştefănescu, Bucureşti: Editura Minerva, 1972, pp. 31-59 et surtout pp. 76-81.

  9. Lovinescu simplifie le problème en opposant une tradition surannée et déphasée, dans laquelle s'inscriraient Teodoreanu et avec lui Sadoveanu, Zamfirescu, Brătescu-Voineşti, Agârbiceanu, etc., et une modernité en phase avec le stade d'évolution de la société roumaine de l'entre-deux-guerres, où s'encadreraient Camil Petrescu, Hortensia Papadat-Bengescu, Anton Holban, Gib Mihăescu... Il nous semble plus juste de situer Teodoreanu, comme Arghezi, dans le cadre d'une « modernisation de la tradition », comme le fait Alexandru Piru (Istoria literaturii române de la început până azi, Bucureşti: Editura Minerva, 1981), ou dans celui d'une synthèse des valeurs authentiquement roumaines et des techniques modernistes comme le suggère Mircea Eliade (« lonel Teodoreanu », Revista universitară, 1, 1926, n" 2, p. 53).

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