Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

FRATERNITE SYMBOLISTE

  

En 1904 la tuberculose emporte en pleine jeunesse "le premier poète symboliste roumain déclaré"[1] et celui que le polémiste Ionescu-Caion, dans un éloge funèbre publié un an plus tard, appelle à juste titre "le frère à part entière de Gérard de Nerval": Stefan Petica. Nerval et Petica ne partagent pas seulement une admiration pour Heine[2]. Ionescu-Caion a connu personnellement le poète roumain; il a retrouvé chez ce nationaliste aux positions anti-sémites non voilées la nostalgie des origines et la mythologie personnelle évidentes d'un Nerval... et de lui-même:

 "Moi, disait le malheureux poète, je descends en ligne directe de Stéphane le Grand", et c'était toute une histoire romantique quand il vous peignait ces trois ancêtres qui là-bas, dans un château bien-heureux, accroché au bord du Prut, l'attendaient emplis du frisson de la terre natale.[3]

Alors son visage affectait une mine solennelle: c'était don Quichotte sorti tout droit du cadre d'une gravure de Doré, qui prenait vie et faisait la cour à de belles infantes se promenant dans le sombre et froid Escorial.

N'a-t-il pas rêvé un amour avec l'infante Mercédès? Il était frère à part entière de Gérard de Nerval, et, à l'heure qu'il est, dans la béatitude céleste, ils doivent sans doute se mentir l'un à l'autre.[4]

 Sous le pseudonyme de "Florin", Dimitrie Anghel, poète pionnier du symbolisme roumain, collaborateur de Stefan Octavian Iosif (le plus important traducteur de Heine[5] en Roumanie) et de Minulescu, a publié deux ans plus tôt dans Semanatorul ("Le Semeur") sa traduction d'une odelette de Nerval, La grand'mère. Le vers rimé est musical, le rythme ample, proche de la langue prosaïque. Anghel ne respecte pas la prosodie du texte original: il l'amplifie volontairement pour en faire une scène. Ce parti pris de traducteur révèle ainsi quelques éléments de l'esthétique symboliste.

                                    Bunica

Azi s-mplinesc trei ani de zile de când bunica-i îngropata,

Trei ani de când biata femeie s-a stins, - si la înmormântare

Vecini si rude si prieteni au plâns cu lacrime amare,

Au plâns-o toti raniti în suflet de o durere_adevarata.

 

Eu singur rataceam prin casa, mirat mai mult si în tacere

Priveam fara sa plâng sicriul în care sta bunica moarta,

Si cum ma dusem mai aproape, aud ca cineva ma cearta

Cum pot vedea aceste toate si sa nu simt nici o durere.

 

Dar bocetele zgomotoase trec repede peste morminte,

Si în trei ani trecuti de-atuncea câte-ntâmplari bune si rele

S-au perindat fara-ncetare; din toate inimile-acele

Câte mai sunt care de dânsa mai stau ca-si aduc aminte!

 

Eu singur doar visez acuma la ea si-adeseori plâng înca,

Si dupa cum de ani în scoarta unui copac traieste-un nume

Ce l-a-ncrestat o mâna draga, -nainte de-a pleca în lume,

Simt amintirea ei în mine cum se tot sapa mai adânca.[6]

 

Ion Vinea, un jeune poète de dix-neuf ans qui débute sous le signe du symbolisme pour évoluer vers l'avant-garde après la première guerre mondiale, publiera en 1914 un article sur Nerval, accompagné d'une traduction roumaine de Fantaisie.[7]

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les symbolistes roumains découvrent en Nerval le représentant de la poésie pure et l'un de leurs précurseurs. Discutant du Symbolisme comme d'une "ultime expression de l'art", Ion Minulescu s'appuie en 1908 sur un sonnet des Chimères, Vers dorés, ainsi que sur Correspondances de Baudelaire, pour conclure:

Qu'en dites-vous?... Ne vous semble-t-il pas que la formule même du symbolisme soit comprise dans les vers de ces deux poètes qui, pour le moins, n'étaient pas symbolistes?[8]

Dans une étude parue en 1942, Ion Pillat montrera que la poésie de Nerval contenait en pleine période romantique "les différents ingrédients qui caractériseraient plus tard la lyrique symboliste"[9]. Selon Pillat, en effet, le Symbolisme n'est pas un phénomène spontané: il a connu, tout comme le Romantisme avec Rousseau et Chateaubriand, "une période de gestation de presque un demi-siècle". L'auteur de Visari pagâne ("Rêveries païennes") voit dans les Chimères de Nerval, "sonnets au titre et à la facture si symbolistes", l'annonce de Baudelaire et de Mallarmé, et dans Les Cydalises, "une première ébauche des Fêtes galantes de Verlaine". Pillat définit l'originalité d'un Nerval précurseur, "jetant l'ancre sur les rivages de la lyrique pure, de l'intuition et du rêve - non pas ceux de la narration et de la description, mais ceux du chant et de la suggestion"[10].



[1] G. CALINESCU, Istoria literaturii române de la origini pâna în prezent, ed. cit., p. 685. L’auteur de Fecioara în alb (« La Vierge en blanc ») connaissait l’œuvre de Laforgue, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Verhaeren, Régnier, Gourmont et Jammes.

[2] Stefan Petica est l’auteur de neuf traductions de poésies de Heine, restées à l’état de manuscrit. Cf. S. PETICA, Scrieri, éd. Eufrosina Molcut, coll. “Scriitori români”, 2 vol., Bucarest : Minerva, 1970.

[3] A rapprocher de la généalogie nervalienne: les “trios seigneurs Labrunie ou Brunyer de la Brunie, chevaliers d’Othon, empereurs d’Allemagne” (A. MARIE, Gérard de Nerval, nouvelle édition, Paris : Hachette, 1955, p. 6).

[4] IONNESCU-CAION, « Un mort : Stefan Petica », Românul literar, 1905(38), p. 512.

[5] Caion indique en 1901, à propos des traductions de Heine par Iosif, que Gérard de Nerval en a publié en français, « mais en prose », et qu’il serait bon de les comparer avec celles du poète roumain. (CAION, « Patriarhale si Traduceri  de St. Iosif », Patriotul, II, 1901(44), p. 2.)

[6] NERVAL, « Bunica », Semanatorul, 1902(33), p. 110.

A noter que le comparatisme roumain a essayé plus tard de rapprocher La Grand’mère d’un poème du grand Lucian Blaga, Cresc amintirile ; voir notamment Vladimir Streinu dans Pagini de critica literara. Il y aurait analogie avec la métaphore de Blaga selon laquelle les souvenirs poussent comme les lettres gravées dans l’écorce des arbres. Ioan Ioana a signalé qu’il s’agissait ici de simples analogies structurelles :

« Lucian Blaga nous disait un jour, à propos de la ressemblance signalée plus haut, qu’à l’âge où bien jeune il avait écrit la poésie Croissent les souvenirs non seulement il n’avait pas connaissance de La Grand’mère de Gérard de Nerval, mais qu’il n’avait même jamais rien lu du poète français. » (I. IOANA, « Carnet », Viata universitara, III, 1944(2), p. 3.)

[7] I. VINEA, « Recitind pe Gérard de Nerval », Seara, 1914(1740); reproduit dans: I. VINEA, Publicistica literara, éd. Constantina Brezu-Stoian, Bucarest : Minerva, 1977, pp. 140-146.

[8] I. MINULESCU, « În gradina prietenului meu », Revista celorlalti, 1908(2), p. 6. A la page 16 de la même revue, la rédaction commente un article d’Etienne Charles paru récemment dans La Liberté et concernant le suicide de Nerval ; elle reproduit un passage du journal français : « Gérard de Nerval était pauvre… ». A noter enfin qu’Alexandru Piru relève des réminiscences de Nerval chez Ion Minulescu, poète symboliste cherchant lui aussi ce « pur esprit qui s’accroît sous l’écorce des pierres » (A. PIRU, Varia. Preciziuni si controverse, Bucarest : Minerva, 1972, p. 364.)

[9] I. PILLAT, « Simbolismul ca afirmare a spiritului european », Revista Fundatiilor regale, 1942(7), 1er juillet.

[10] Ibidem.

(c) Michel Wattremez, 1986

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