Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  1937-1943 : L'AXE MOGOSOAIA-CHAALIS

 

 

Les années 1937-1943 vient l’apogée, sous le signe de l’Amitié et de la Poésie, de la conjonction nervalienne Bibesco-Gillet. Publiée récemment par les soins de Marin Bucur[1], la correspondance inédite de la princesse roumaine Marthe Bibesco et de l’écrivain d’art français Louis Gillet représente, à maints égards, un point d’orgue dans l’histoire de la réception de Nerval par la conscience de tout un peuple.

Né en 1876, auteur de plusieurs études sur l’histoire de l’art, membre de l’Institut et ami de Paul Claudel, Louis Gillet est en 1937 directeur du Musée Jacquemart-André à Chaalis, « ce domaine qui est un des plus émouvants joyaux d’Art, d’Histoire et de Poésie qui soit en France »[2]. Les lettres de Louis Gillet à Marthe Bibesco nous révèlent un être de culture, un homme de souche planté en Valois, et pour qui cette contrée est une âme, un paysage qu’il vit et suit au fil des saisons. A ce titre, c’est lui qui a conseillé N. I. Popa en 1931 pour l’illustration des Filles du Feu.[3]

Les promenades valoisiennes de Louis Gillet et de Marthe Bibesco dans la forêt d’Ermenonville et dans les bois de Chaalis mènent la princesse roumaine à la rencontre de Nerval et de Jean-Jacques Rousseau, maître du lieu. L’invitation de Louis Gillet dans sa lettre du 1er août 1937 met en relief la passion de la princesse Bibesco pour l’auteur de Sylvie :

 

 Et surtout qu’il [Jean-Jacques Rousseau] ne vous empêche pas de venir à Chaalis si le cœur vous en dit : nous ferons comme s’il n’était pas là, et nous ne parlerons que de votre cher Gérard.[4]

 

Avec Louis Gillet et Marthe Bibesco, un pont légendaire s’établit entre deux îles ancrées au plus profond de l’imaginaire français : l’Île Saint-Louis, au cœur du vieux Paris, où la princesse possède sa résidence, son « boudoir », et l’Île-de-France de Gillet, cette province nervalienne « où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France »[5]. Comme un carrosse de contes de fées, la voiture automobile du fils de Gillet abolit les distances ; là-bas, au nord de Paris, est le pays des brumes de Nerval :

 

Il serait certainement très fier d’aller vous chercher dans votre île, pour vous ramener ici, le jour qu’il vous plairait, au bord des étangs aimés des cygnes et de l’ombre du poète d’Aurélia.[6]

 

Nerval a ouvert jusqu’alors aux Roumains de nouvelles voies poétiques ; avec Louis Gillet, le Valois ouvre aux Roumains ses bras en s’excusant du peu qu’il donne :

 

Je n’ose vous inviter, par le froid qu’il fait, à voir mes bois, mes herbes desséchées, comme de vieilles laines, mes fougères mortes, mes feuilles de l’autre automne. L’Île-de-France n’est pas présentable. Je ne ferai pas rougir Sylvie.[7]

 

Moments de bonheur : avec Louis Gillet et Marthe Bibesco, le Valois de Gérard et la Terre roumaine se parlent et s’écoutent. Fermant le triangle, un second pont se déroule entre Valois et Valachie. Aux Alliances guerrières des temps de haine, qui déchireront bientôt l’Europe, la descendante des anciens voïvodes et l’ami de Claudel opposent ensemble l’Axe Mogoşoaia-Chaalis, axe de paix et d’harmonie. Entre Chaalis et la résidence princière de Marthe Bibesco en Roumanie, au nord de Bucarest, s’établit un réseau de correspondances que révèlent les lettres de Louis Gillet : une intime communion naît soudain entre le vieux pays du Valois et le Pays des Saules[8]. Aux cygnes, aux bouleaux, aux fougères de Gillet et de Nerval répondent, harmonieuses, les eaux roumaines du parc de Mogoşoaia :

 

Faites nos amitiés à vos cygnes et à vos saules.

Ne m’oubliez pas auprès du grand chêne de Ronsard et de la stèle de la princesse d’Elchingen.[9]

 

Aux chants des coucous valoisiens répondent les bruits familiers de la campagne valaque :

 

Je pense à votre pavillon sur l’eau, à vos roseaux, à vos compagnes enchantées, les grenouilles…[10]

 

La nature se répète au fil des saisons, d’un bout à l’autre de l’Europe :

 

Donnez-moi des nouvelles du vent et de vos roseaux. Comme j’ai pensé à vos étangs de Mogosoaia, en ces premiers jours de décembre, à vos chênes, au petit bois où soupirent des tombes domestiques ![11]

 

Ainsi, au-delà de la conjonction de deux esprits venus des confins de l’Europe, la rencontre de Louis Gillet et de Marthe Bibesco évoque un véritable échange de terre. Mais Gillet mourra en 1943 ; l’admirateur des cathédrales, le patriarche des ruines chaalisiennes ne verront jamais  Mogoşoaia ni les monastères de la douce Bucovine :


 

Mais dites-nous de grâce, exquis Louis Gillet,

Où niche en votre bois le menu roitelet…[12]

 

Cette rencontre est aussi une revanche de l’Histoire. La princesse Bibesco accomplit chez Nerval le voyage que Nerval n’a pas accomplit en Valachie en 1843[13]. Mais celle dont Proust écrit qu’elle est « un écrivain parfait »[14] sait-elle, quand elle marche en 1937 sur les pas de Nerval dans les forêts valoisiennes, qu’un siècle plus tôt le lointain ancêtre de son mari, l’hospodar Gheorghe Bibescu, s’est promené avec Gérard sur les rives du Bosphore ?...[15]

 

Vos roseaux de Mogosoaia vous diront le reste.[16]

 

 

En 1939, Nerval et le Valois risquent de péricliter. Dans un poème daté de septembre, Emile Vitta pressent l’orage qui menace l’île de paix :

 

Alors que sans répit l’angoisse étreint notre âme,

Tout est dans ce décor ordre et sérénité

Et la nature reste ignorante du drame

Où du fait d’un dément sombre l’humanité.[17]

 

De même, la longue lettre de Louis Gillet à Marthe Bibesco, datée du 29 septembre 1939, s’élève une étrange rumeur, comme l’annonce d’une lourde menace sur leurs brumes d’autrefois, sur les lieux enchantés de Sylvie :

 

J’entends les avions (les nôtres) qui rôdent au-dessus de nos bois. Il fait un clair de lune divin sur nos ruines. J’imagine sa lueur sur les étangs, quelque part les cerfs brament…[18]

 

Dans ce monde qui dérive et qui sombre lentement dans la barbarie, Gillet propose à sa « chère Princesse et amie » de fonder avec lui une nouvelle Atlantide, une nouvelle Arche où Nerval et leur amitié pourraient embarquer, dans un temps suspendu au-delà du Temps :

 

Ce dont le monde souffre le plus, c’est de ne pas se connaître. Nous fonderons une nouvelle Société des Nations, dans l’Île St.-Louis, une Europe flottante ! Nous la détacherions, au fil de l’eau jusqu’à la mer. Ce serait notre Utopie, notre nouvelle Atlantide.[19]

 

Quand la France et la Roumanie se parlent, d’Ouest en Est c’est toujours la conscience de l’Europe qui parle. En 1939, lorsque l’île Nerval s’engloutit dans la barbarie permise ; lorsque se lézardent la terre de Faust et les murs de Paris, c’est l’idée même d’Europe qui vacille :

 

Innocents aveux de deux cœurs tremblants !

Rondes et baisers, jeux d’arcs, bouquets blancs !

Mais las ! en l’étang aux tons gris et roses

L’esquif enfantin sombra lourds de roses…[20]


 

[1] M. BUCUR, “Une correspondance inédite: lettres de Louis Gillet à Marthe Bibesco”, Revue roumaine d’histoire de l’art, série “Théâtre, Musique, Cinéma”, Bucarest: E.A.R.S.R., 1981, pp. 109-123; 1983, pp. 97-101.

[2] E. VITTA, La promenade châlisienne, poésies valoises, édition définitive, Gentilly: les Amis d’Emile Vitta, 1933, pp. 5-6.

[3] “L’illustration du volume reltive au Valois doit beaucoup aux conseils avertis de MM. A. Monglond et L. Gillet.” (NERVAL, Les Filles du Feu, éd. N. Popa, Paris: Champion, 1931, II, p. 130.)

[4] “Une correspondance inédite…”, ed. cit., 1981, p. 111.

[5] NERVAL, OE, I, p. 245 (Sylvie).

[6] “Une correspondance inédite…”, ed. cit., 1981, p. 112.

[7] Ibidem, p. 113 (19 avril 1938).

[8] Princesse M. BIBESCO, Isvor, le Pays des Saules, 2 vol., Paris: Plon, 1923.

[9] “Une correspondance inédite…”, ed. cit., 1981, p.  114 (10 juin 1938).

[10] Ibidem, p. 117 (27 avril 1939).

[11] Ibidem, p. 123 (25 décembre 1939).

[12] E. VITTA, “Le roitelet de Châlis”, op. cit., p. 10.

[13] Cf. supra, chapitre “Constantinople, 1843: l’impossible voyage”.

[14] Correspondance de Marcel Proust, texte établi, présenté et annoté par Philip Korb, Paris: Plon, 1982, IX, p. 242.

[15] Le mari de la princesse, Georges-Valentin Bibesco, est le petit-fils du prince Gheorghe Bibescu, hospodar de Valachie de 1842 à 1848.

[16] “Une correspondance inédite…”, ed. cit., 1983, p.101 (5 janvier 1941).

[17] E. VITTA, Poèmes de guerre, Paris: Messein, 1940 (“Chez l’horiculteur”, Mortefontaine, sept. 1939, p. 10).

[18] “Une correspondance inédite…”, ed. cit., 1983, p. 99 (24 juillet 1940).

[19] Ibidem.

[20] E. VITTA, “A la Sylvie de Gérard”, op. cit., p. 54. urant la seconde guerre mondiale, il est évident que l’oeuvre de Nerval passe au second plan, en Roumanie comme ailleurs. A noter toutefois une allusion de George Călinescu dans sa « Chronique du misanthrope ». Observant que  le soleil est d’habitude un symbole de vitalité créatrice, le critique roumain note que chez Nerval il peut être « un prétexte de mélancolie ». Il ajoute : « Le soleil, regardé fixement, aveugle et produit ainsi une impression d’assombrissement. D’où tout une symbolique de l’ennui :

Quiconque a regardé le soleil fixement

Croit voir devant ses yeux voler obstinément

Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

(ARISTARC, « Lumânările », Vremea, XV, 1943(729), p. 19.)

La même année, le poète et prosateur olténien Miltiade D. Ioanid (1897-1972), spécialiste de la littérature française, publie à Craiova dans la revue Ramuri (« Rameaux ») une fort belle traduction en vers du Christ aux Oliviers, dont certains vers, dans le contexte de la guerre, prennent une dimension apocalyptique (NERVAL, « Crist în grădina Măslinilor », Ramuri, Craiova, XXXIX, 1943(11-12), pp. 360-362.