Michel
Wattremez La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)
L'EPOQUE
DU PRINCE CUZA
Mais toute la poésie romantique française ne convenait pas à ce public. Musset, déjà poète de la ville, ne pouvait à la race des Bolintineanu et des Alecsandri; ni le poète philosophe Alfred de Vigny. Et c'est parce que leur poésie ne correspondait pas à nos besoins spirituels d'alors que ces deux écrivains n'eurent aucune influence chez nous... [...] La véritable influence à cette époque fut surtout celle de Hugo et de Lamartine, poètes des idées et des sentiments simples, plus généraux.[2]
Alecsandri et sa génération préféraient en effet un romantisme latin, plus solaire et moins inquiétant que le romantisme lunaire et hypérionique allemand: l'oeuvre d'un romantique aussi pur que Gérard de Nerval, non cité par Ibraileanu, rencontrait au moins les mêmes résistances que celle d'un Vigny et d'un Musset.[3]
Les propos des auteurs d'une Istoria literaturii române publiée en 1968 vont dans le même sens que ceux d'Ibraileanu. Etudiant les influences du romantisme français sur la littérature roumaine d'après 1848, et portant leur attention sur la sélection opérée par celle-ci parmi les différents représentants français du mouvement, selon le jeu des affinités, les historiographes montrent que dans l'art les romantiques roumains ont "préféré les cheminements clairs, sans complication dans le sens psychologique ou métaphysique, les oeuvres à message servant un but éducatif tangible."[4] Les auteurs affirment plus loin, rejoignant ainsi directement notre propos, que les mêmes écrivains se sont "détournés du romantisme cérébral de Vigny, comme de l'onirisme de Nerval, de la calligraphie de Gautier ou de la gratuité de Mérimée, optant en revanche pour Lamartine, Hugo, Béranger, Quinet, Lamennais, c'est-à-dire pour la sentimentalité, le pittoresque, l'élan humanitariste et la ferveur révolutionnaire".[5]
Il y a des écrivains qu'on ne se représente pas vieux: Alfred de Musset, par exemple, et Murger et ce pauvre Gérard de Nerval.[7]
Voulez-vous que je vous dise une histoire d'amour? La voici, simple et triste, avec un grain de poésie pour en parfumer l'amertume.[8] Pourtant, Ulysse de Marsillac entre très vite dans le coeur de l'oeuvre, de manière vivante, même si c'est pour revenir finalement aux banalités du quotidien: Gérard de Nerval a raconté lui aussi l'histoire de sa folie, dans un livre étrange, intitulé Aurélia ou le Rêve et la Vie... Sa vie dès lors ne fut qu'un rêve, mais un rêve mille fois plus doux, plus poétique et plus pur que la réalité. Et vraiment, lorsque l'on considère toutes les misères, toutes les hontes, toutes les vilenies, toutes les douleurs, qui composent la vie, on se demande si mieux ne vaudrait pas rêver que de vivre ainsi.[9] Au-delà de cette interprétation spontanée, Marsillac n'exprime-t-il pas ici, pour lui-même, et pour une partie de son auditoire et de ses lecteurs, ce sentiment de chute et de désillusion qui s'exprima après l'échec de la révolution, et qu'on retrouve cristallisé à la même époque chez un Baudelaire ou un Flaubert? Le Desdichado nervalien devient, pour le professeur et journaliste français à Bucarest, un symbole de l'Idéal, de la grâce et du génie ignoré, aussi frêle et puissant que l'Albatros ou qu'un autre chevalier errant:
On
a beaucoup ri du pauvre don Quichotte, cette sublime comédie humaine que
si peu ont comprise. Don Quichotte, c'est l'idéal, c'est le rêve, c'est
la folie.[10] C'est que Marsillac découvre en fait chez Nerval, au-delà de l'étrange et de l'insolite, une dimension métaphysique, une fenêtre d'où l'on entreverrait presque l'Azur: Du livre de Gérard de Nerval ressort, éclatante comme le soleil, l'une des plus constantes vérités que le Ciel ait données à la terre, la vérité d'une autre vie.[11] Nerval est chrétien, il est de ceux qui "ont l'âme inquiète", et Ulysse de Marsillac conclut en évoquant l'existence brisée du poète et sa mort délirante: C'est ainsi que mourut une des meilleures âmes de ce temps-ci; infortunée que l'imagination tua et que le devoir eût fait vivre. Ah! la poésie! la vie vagabonde![12]
Une
personnalité comme Grigore Haralamb Grandea, écrivain et publiciste dans
la plus pure tradition du romantisme quarante-huitard, confirme le rôle
d'ambassadeur de la culture germanique en Roumanie joué par Gérard de
Nerval dès la fin du Romantisme.[17]
Par un "effet des combinaisons bizarres de la vie"[18]
qui plaisaient à l'écrivain français, Grandea naît à Tandarei le 26
octobre 1843, exactement dix jours après le retour de Constantinople du
prince Bibescu, qui a fait dans la cité du Bosphore la rencontre mémorable
de Gérard. Il publie en 1868[19],
dans Albina Pindului ("L'Abeille du Pinde"), l'une des
premières feuilles de "Lettres, sciences et arts" de Roumanie,
deux articles intitulés Poeti germani[20]
("Poètes allemands"), traduction de l'Introduction de
Nerval aux choix de Poésies allemandes publié en 1830[21].
L'étude consacrée par Gérard aux poètes d'Outre-Rhin ne peut qu'intéresser
Grandea, publiciste aux goûts éclectiques et à l'esprit didactique qui
édite parallèlement pour les lecteurs d'Albina ses propres
traductions de poésies allemandes: Heine[22]
et Schiller (Poésies), Goethe (Poésies et maximes), Uhland
(La Nouvelle muse), Klopstock (Les heures d'inspiration), Bürger
(Sonnets, Léonore) - ou même anglaises, comme celles de
Byron, dont il se prétendait, aux grands rires de ses contemporains, le
fils naturel. Ce touche-à-tout curieux, venu à la littérature en
passant par médecine et la chirurgie, a même quelques affinités avec
Nerval, puisqu'il publiera plus tard, en feuilletons, un roman au titre
plein de résonances werthériennes et nervaliennes, Fulga sau ideal si
real[23]
("Fulga ou l'idéal et le rêve"), et surtout une oeuvre inachevée,
Misterele Românilor[24] ("Les Mystères des Roumains"), roman
d'atmosphère fantastique et onirique, pénétré de métempsycose, qui
n'est pas sans évoquer les Nuits d'octobre de Gérard, mais qui
s'inspire plus directement des Mystères de Paris d'Eugène Sue.
[1] M. EMINESCU, Poezii, coll. “Biblioteca pentru toti”, 7e edition, Bucarest: Minerva, 1977, I, p. 84. [2]
G. IBRAILEANU, “Influente straine si realitati nationale”, in: G.
IBRAILEANU, Studii literare, série “Patrimoniu”, Bucarest:
Minerva, 1979, II, pp. 283-284. [3]
Toutefois N.I. Apostolescu a soutenu en 1909 qu’il existe « un
commencement de preuve que Bolintineanu a dû avoir parmi ses maîtres
immédiats un autre romantique : Gérard de Nerval » (L’influence
des romantiques français sur la poésie roumaine, Paris :
Champion, 1909, p. 215). Le comparatiste signale que les deux écrivains
ont tiré de leur voyage en Orient la matière d’un récit : le
Voyage en Orient pour Nerval, Calatorii în Palestina si în
Egipt et Calatorii pe Dunare si în Bulgaria pour
Bolintineanu. Apostolescu estime que Bolintineanu a lu Faust
dans la traduction de Gérard (ibidem, p. 219) ; il
rapproche le monologue du docteur Herman dans le poème Taierea
boierilor la Târgoviste du monologue de Faust (ibid., p.
215). Apostolescu décèle aussi dans l’œuvre poétique de
Bolintineanu l’influence générale de la « façon gothique »
de Nerval (ibid.). Enfin (ibid., p. 228), Apostolescu découvre
dans la célèbre poésie Mihnea si Baba le motif de la danse
macabre d’Aurélia (OE, I, p. 368) et l’influence de
Goethe dans la traduction de Gérard (« Le Roi des Aulnes »).
Cf. aussi Vasile SAVEANU, Les poésies françaises de D.
Bolintineanu, Cernauti, 1938.
De
tels rapprochements sur des points généraux ou de détail nous
semblent peu pertinents. Plus convaincante est la remarque de D.
Pacurariu, qui révèle des affinités entre Nerval et Bolintineanu en
ce qui concerne les procédés d’écriture ; il note chez
l’auteur des Brises dOrient « l’observation
attentive, avec une certaine tendance à l’ironie légère, à la
manière de Nerval » (D. PACURARIU, Clasicism si romantism,
Bucarest : Albatros, 1973, p. 230). Cf. aussi Istoria
literaturii române, II, Bucarest : E.A.R.S.R., 1968, p. 554,
559. Pour sa part, A. Piru remarque avec justesse : « Ainsi
que Gérard de Nerval, Bolintineanu dispose encore d’une
exceptionnelle capacité d’exprimer, comme Saint-Saëns dans sa Danse
macabre, le fantastique plastique » (A. PIRU, Istoria
literaturii române de la început pâna azi, Bucarest :
Univers, 1981, p. 82).
[4] Istoria literaturii române,
ed. cit., II, p. 253. [5]
Ibidem. [6]
Les données biographiques qui suivent s’appuient sur: D. POPOVICI,
« Studii franco-române », in : D. POPOVICI, Cercetari
de literatura româna, Sibiu, 1944, pp. 113 sq. [7]
« Esquisses biographiques. Henri Murger », La Voix de
la Roumanie, 1861(23), p. 21. [8]
« Esquisses biographiques. Gérard de Nerval », La Voix de
la Roumanie, 1861(29), p. 113. [9]
La Voix de la Roumanie,
1861(30), p. 118. [10]
Ibidem. [11]
Ibidem. [12]
Ibidem, p. 119. [13]
M. PROUST, Contre Sainte-Beuve, coll. « Idées »
81, Paris : Galliamrd, 1979, p. 192. [14]
“Causeries. Le rêve et la vie”, Le Pays roumain, 1867(1),
p. 3. [15]
NERVAL, OE, I, p. 741 (Du Rhin au Mein). [16]
Apostolescu soutient que Bolintineanu a lu la tragédie de Goethe dans
la traduction de Nerval, et certainement pas dans celle de
Saint-Aulaire et de Stapfer: cf. N.I. APOSTOLESCU, L’influence
des romantiques français sur la poésie roumaine, op. cit., p.
219. Plus récemment, dans une étude structurale du romantisme
roumain, Elena Tacciu affirme : « Sans doute le premier Faust
a-t-il été lu dans la traduction française de Nerval, comme
l’avouait Odobescu. » (E.
TACCIU, Romantismul românesc. Un studiu al arhetipurilor, I,
coll. “Momente si sinteze”, Bucarest: Minerva, 1979, p. 493.)
Odobescu
possède dans sa bibliothèque en 1858 l’édition allemande des
oeuvres de Goethe, ainsi que la 2e édition de la traduction du Faust
par Gérard (Paris, 1836) ; voir A. ODOBESCU, Opere, I, éd.
G. Pienescu, Bucarest : E.A.R.S.R., 1965, p. 486. C’est à
partir d’Eminescu seulement que Faust est lu intégralement ;
la première traduction roumaine est celle de Vasile Pogor et Nicolae
Schelitti en 1867, à l’époque de « Junimea ». [17]
Le romantisme roumain ne cesse véritablement comme mouvement littéraire
qu’avec Eminescu (mort en 1889 pète d’un romantisme lunaire et
pessimiste, d’essence germanique, qui intègre cependant, dans
l’oeuvre posthume surtout, certains éléments de l’esthétique
symboliste. [18]
NERVAL, OE, I, p. 80 (Nuits d’octobre). [19]
Soit deux ans après l’abdication de Cuza et l’accession au trône
du prince Carol de Hohenzollern. [20]
“Poeti germani”, Albina Pindului, 1868(1), pp. 54-57,
94-96. Les traductions des poètes allemands de Grandea s’appuient
sur celles de Gérard ; cf. N. TCACIUC, Heinrich Heine
in der rumänischen Literatur, Cernauti, 1926, pp. 27-28. [21]
Poésies allemandes.
Klopstock, Goethe, Schiller, Bürger. Morceaux choisis et traduits par
M; Gérard, Paris: Bureau de la Bibliothèque choisie, 1830. [22]
Voir l’article de GRANDEA, “Nerval si Heine”, Bucegiul,
1879(10), p. 78. [23]
G.H. GRANDEA, Fulga sau ideal si real, 4e edition, Bucarest:
Tipografia Gorova, 1885. [24]
G.H. GRANDEA, “Misterele Românilor”, Bucegiu, janvier
1879, etc.
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