Michel Wattremez

La réception de Gérard de Nerval en Roumanie (1855-1943)

  1930: LA CONSTELLATION NERVAL

 

Durant la crise économique, politique et culturelle que traverse l'Europe dès 1929, et qui entraîne le monde vers la conflagration totale; face aux marées des cris et des vociférations, loin des courants de haine et de barbarie, le Valois nervalien devient un îlot de paix, d'échange et d'harmonie. Quand l'oeuvre d'un Nerval a été reçue et accueillie par les consciences roumaines; quand elle s'est infiltrée en elles, donnant vie aux pensées, aux images et aux rêves, alors s'accomplit, bien en-deçà des influences, des modèles et des rapprochements, ce que j'appellerais l'échange de terre; alors les hommes de tous lieux peuplent les lieux de leurs rêves.[1]

Ion M. Rascu publie en 1930, sous le pseudonyme d’Evandre, deux articles consacrés à ses amis valoisiens Emile Vitta et Philéas Lebesgue. Né en 1890, Rascu est le petit-fils d’un tailleur français installé à Iassy et originaire de l’Oise[2]. Comme son collègue et ami Nicolas Popa, il a été élève de l’Ecole roumaine de Fontenay-aux-Roses dirigée par Iorga. Professeur de littérature roumaine, traducteur d’Albert Samain, il est un catholique fervent. Il édite en 1930 Îndreptar („Le Guide”), „publication pour la promotion des liens entre les littératures roumaine et française”[3].

Philéas Lebesgue

 

Le numéro six de la revue bucarestoise présente aux lecteurs roumains Philéas Lebesgue, ami de Rascu. Îndreptar publie en page trois, dédiée à Emile Vitta, une poésie de Lebesgue extraite de Triptolème ébloui (recueil „à paraître”[4]) et qui se termine par ce vibrant hommage à l’auteur de Sylvie:

 

Le mystère des coeurs qu’ensoleille la vie

Pour les mieux déchirer,

Vous me l’avez ouvert et j’ai su l’adorer,

O divin Gérard, ô Sylvie.[5]

 

La Neuville-Vault en 1990

Cliché M. Wattremez

Polygraphe très connu en Amérique latine, au Portugal, en Grèce et en Serbie, Philéas Lebesgue publie des chroniques dans le Mercure de France. Maire d’un petit village de l’Oise, La Neuville-Vault, près de Beauvais, le „poète-laboureur” vit en 1930 dans un vieux château seigneurial transformé en ferme[6]. Il parle le roumain et correspond depuis 1927 avec le poète et romancier Eugen Relgis[7]. Lebesgue est aussi l’ami de Louis Gillet et d’Emile Vitta, deux âmes vouées à Nerval et aux Roumains. Rascu lui a rendu plusieurs visites à La Neuville-Vault: dans le jardin symboliste qu’eût chanté Dimitrie Anghel, Lebesgue lui a conté l’histoire de l’Oise et du petit tailleur.

 

Le second numéro d’Îndreptar présente en février 1930 un autre poète valoisien, Emile Vitta, auteur de la Promenande châlisienne, un recueil paru chez Messein l’année précédente[8]. La revue roumaine publie aussi un poème de Vitta dédié à Chaalis et aux „ruines de son cloître aux arcades byzantines” dont parle Nerval dans Sylvie[9]:

 

Et toujours je reviens, Châlis, vers tes eaux vives,

Vers tes grands hêtres pourpre et tes pins résineux,

Loin des raisonnements humains, vers tes ogives,

Sagesse des forêts aux bouleaux lumineux.[10]

 

Emile Vitta vient de fonder Le Génie français, société d’humanistes et d’artistes oeuvrant au maintien des qualités essentielles de l’esprit national, qui sont le goût, la simplicité, l’esprit courtois et le sens des valeurs. Avec l’association qu’il anime, Vitta veut „fêter le génie français sous toutes ses formes”, notamment par des conférences et des pélerinages littéraires et artistiques en France et à l’étranger. Ainsi, à l’ascension de 1937, Le Génie français organisera une journée en car Pullman „Au Pays de Sylvie et du Muguet”.[11]

 

Pour les lecteurs d’Îndreptar, Ion Rascu présente en une longue période harmonieuse celui dont Louis Gillet[12], directeur du Musée Jacquemart-André à Chaalis, dira en 1933, dans le motto des Poésies valoises: „Il a fait des pelouses de Châlis un des Champs-Elysées”[13]:

 

Depuis quelques années, l’écrivain est devenu un amoureux passionné de la très-douce terre de l’Île-de-France, le pays entre Chaalis et Ermenonville. Les secrets mélodieux de cette région, dont les contours rassérènent et bercent l’âme; les vibrations du passé de foi et d’idéalisme qui ont élevé, dans la magie des forêts, des murs de monastères aux voûtes arquées, - sont évoqués, dans la plus douce et la plus pittoresque langue des anciens, par ce chantre à l’âme ouverte aux voix des siècles.[14]

Jean-Baptiste Corot,

Souvenir de Mortefontaine

 

Pour Emille Vitta, en effet, le Valois est plus qu’un paysage: il est l’âme nervalienne dans laquelle lui-même se mire. L’ami de Rascu et de Gillet est le Poète, celui qui sait, à la manière d’un Rimbaud, la force d’éveil qu’exerce un chant sur les pierres endormies:

 

Puissé-je pour chanter ta douce transparence,

Ciel changeant du Valois et de l’Île-de-France,

Ramasser à Châlis sous quelque arc ogival

La flûte qui tomba des lèvres de Nerval![15]

 

Avec Vitta, c’est une poignée de terre de Nerval que Rascu offre aux lecteurs d’Îndreptar à Bucarest. Depuis l’auberge Chez Sylvie, à Mortefontaine, où il réside, par le miracle des mots le poète valoisien franchit les espaces avec un chant d’oiseau:

 

Au jardin de l’auberge

Il est un oiselet,

Sa queue est en flamberge,

Son nom est roitelet

Qui l’hiver par ses trilles

M’est réveille-matin,

Roitelet, roi des guilles,

Roitelet, roi pépin![16]

 

L'abbaye de Chaalis

C’est avec émotion et nostalgie que Rascu rappelle à Vitta et aux lecteurs d’Îndreptar leurs promenades dans les forêts de Nerval, au printemps 1929:

Très cher Maître, il y aura bientôt un an depuis que nous avons erré ensemble dans les ruines médiévales de Châlis, pour écouter, dans les forêts qui les couronnent, les premiers chants de coucou de ce printemps...[17]

 

 

La constellation Nerval-Rascu-Lebesgue brille en 1930 d’un pur éclat, instant de grâce où un Roumain retrouve en Nerval la terre de ses ancêtres, le chant dont elle est le lieu, l’écho qu’elle éveille en d’autres âmes lointaines...

 

  (c) Michel Wattremez, 1986

pour le texte - for text only

 


[1] On peut sans exagérer parler d’une véritable constellation roumaine du Valois des années 1930. Les Roumains hantent en effet le pays de Nerval à cette époque. On les suit à la trace dans ses bois et sur ses chemins. A Chaalis Nicolas Ion Popa rend visite à Louis Gillet qui lui donne des conseils iconographiques pour l’édition des Filles du feu ; la princesse Bibesco passe des heures dans les forêts autour de l’abbaye, toujours avec Louis Gillet ; Ion Rascu erre lui aussi près des ruines avec ses amis valoisiens Philéas Lebesgue et Emile Vitta… Les pages qui suivent ont sans doute un intérêt scientifique fort limité ; mais ce sont sans doute parmi les plus belles et les plus fortes de l’histoire des relations entre les Français et les Roumains.

[2] Cf. G. CALINESCU, Istoria literaturii române e la origini pâna în prezent, ed. cit., p. 706.

[3] « Lamuriri » [Explications], Îndreptar, 1930(2), p. 21.

[4] La Bibliothèque nationale de France ne conserve aucun exemplaire de cet ouvrage. Les œuvres de Lebesgue sont déposées à la Bibliothèque municipale de Beauvais et sa correspondance à la Société des Amis de Philéas Lebesgue (président : M. André Matrat à Saint-Paul près de Beauvais).

[5] P. LEBESGUE, « En songeant à Chaalis », Îndreptar, 1930(6), p. 3.

[6] EVANDRU, « Aspecte si atitudini », ibidem, p. 9.

[7] Correspondance à paraître par nos soins.

[8] E. VITTA, La Promenade châlisienne, poésies valoises, 2e série, Paris : Messein, 1929.

[9] NERVAL, OE, I, p. 256.

[10] E. VITTA, « En forêt », Îndreptar, 1930(2), p. 3.

[11] Le Génie français, Programme de l’année 1937. Fonds Matrat.

[12] Cf. infra, chap. 2.

[13] E. VITTA, La Promenade châlisienne, poésies valoises, édition définitive, Gentilly : les Amis d’Emille Vitta, 1933, p. 1.

[14] EVANDRU, « Aspecte si atitudini », Îndreptar, 1930(2), p. 1.

[15] E. VITTA, « Cematin », op. cit., p. 7.

[16] E. VITTA, Balbutiements nocturnes, Paris : Messein, 1944 (« Le Roitelet », p. 9).

[17] EVANDRU, art. cit., p. 12.

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