Alexandru Ecovoiu
Voici la traduction de cet article publié en 1997 dans le magazine bucarestois România literara [La Roumanie littéraire]. J'ai rencontré Ecovoiu à Neptune en 1995.
L'expérience d'un roman Lancé à la Foire Internationale du Livre de Bucarest en 1997, deux ans après la publication du roman Saludos (Prix de l'Union des Ecrivains 1995), le dernier volume d'Alexandru Ecovoiu, Station, paraît aux Editions EST. Ne sachant où me situer par rapport à Station, comme juge, lecteur, témoin ou voleur, je parlerai ici dans la langue universelle, utilisant en un algorythme froid toutes les approches possibles d'un objet qui m'échappe. Je me fondrai dans l'oeuvre aux regards de sibylle, dans une fusion parfaite et caméléonesque avec le milieu, passant irrémédiablement d'une phase d'approche à celle d'une mise en orbite. Il faudrait que je présente les principaux personnages et instances du roman, que je situe son action et analyse de manière subtile ses thèmes et motifs; que je définisse les enjeux du texte du point de vue littéraire, psychologique, sociologique; que je distingue certaines filiations avec de grands auteurs et oeuvres roumains, européens et universels; que je dévoile le feu pâle d'anciennes réminiscences, les traces évanescentes de certains archétypes et légendes, l'existence de vastes champs sémantiques comme celui du bien et du salut, les tréfonds de l'intertexte et le lien entre Station et Saludos comme du germe à l'oeuf; que je donne enfin corps et volume aux lointains échos de l'Apocalypse, participant ainsi à l'entropie du texte, comme le grand Perturbateur et Manipulateur. «J'ai lu Saludos comme une confirmation écrite de ce que m'avait offert le mystère d'une rencontre sur la station "Neptune", en juin 1995: le pressentiment de la vie sur une planète engourdie sous la neige carbonique. Dès les premières lignes: l'imminence du miracle, du récit qui transgresse les lois du récit, la révélation du chef-d'oeuvre, de l'oeuvre à laquelle on n'arrive jamais. Station est aujourd'hui pour moi une révélation a posteriori, partant d'une fin qui n'est pas une boucle, ni alpha ni omega, mais un point d'entrée dans l'éternité.» Titre et sujet du livre d'Alexandru Ecovoiu paru ces jours-ci, Station est l'expérience d'un roman qui s'écrit sous nos yeux, par personnages interposés, d'un récit qui, s'inventant à chaque ligne, n'en finit pas de détruire son lecteur. Le principe de l'incertitude opère directement au coeur de l'oeuvre, jusqu'à anéantir absolument tout: les instances du pouvoir, les magistrats, les sages, les maîtres, les esclaves, les lâches, les héros, la relation entre auteur et lecteur, le cadre temporel, les frontières géographiques, le gué de la raison et de la folie. Station explore la quatrième dimension du roman, nouménale. La multiplication des plans de la narration, la juxtaposition de récits intercalés et d'un récit intercalant, l'introduction d'une Chronique infâme de la station, du journal de l'auteur et du cahier du médecin, participent également d'une stratégie de désorientation et d'égarement au niveau épistémologique, dans la tradition des Essais de Montaigne, choisis d'ailleurs comme livre-prétexte au début de Saludos, d'André Gide ou de Mircea Eliade dans Chantier. Quant au "gué de la raison et de la folie" dont au parle aujourd'hui, il paraît incertain aussi bien comme image que pris comme réalité, compte tenu du fait que les initiales "A.E." de Station, loin de renvoyer à l'auteur Alexandru Ecovoiu, se réfèrent à Arthur Enăşescu, lui aussi héros d'une descente aux enfers au début du XXe siècle, dans le sillage de Nerval avec Aurélia, à une époque où la télévision et les satellites artificiels n'existaient pas encore... D'ailleurs, est-ce pour les hommes d'aujourd'hui qu'écrit cet homme? Eminescu le pressentait à la fin de la Troisième lettre: ce n'est pas à la maison des fous qu'Alexandru Ecovoiu met le feu dans Station, comme on l'affirme aujourd'hui, mais aux lieux communs d'une époque. Le grand oeuvre exige des sacrifices, et, comme Bernard Palissy, qu'on brûle en chimères ce qui prendra sens et valeur. Le sens de Station, comme certains le pensent aujourd'hui, est-il vraiment lié à la valeur qu'on donnera à la station du roman d'Ecovoiu? Est-ce un asile d'aliénés mentaux et l'histoire des élucubrations d'un fou traité à la morphine et aux électrochocs? Station, est-ce l'enfer d'un auteur obsédé par ses personnages irrémédiablement déçus par leur propre destin? Est-ce le divan où vient s'étendre une société roumaine contemporaine frustrée elle aussi, minée par les angoisses et terreurs qui la hantent, harcelée par les tensions et conflits qui la troublent? Station, est-ce le reliquat d'un Etat absurde, gouverné par un dictateur fou, en proie à la bise et aux hordes de loups blancs? Ou est-ce un arrêt sur le chemin de Croix, un lieu de débauche, de corruption, de transition ou de purification? Est-ce, au-delà de l'Histoire, le monde édénique d'une culture roumaine plongée dans une quête heuristique, créatrice de mythes et de modèles qui dépassent et transcendent la douleur et l'histoire? De Station transparaît le reflet diffus du génie, celui de l'oeuvre qui, pareille aux colombes, apparemment apprivoisées, s'éloignent au fur et à mesure qu'on s'en approche, celui de l'oeuvre sur laquelle on bâtit des églises à venir, en dépit des critiques qui ne tiennent jamais parole. Comme pour tous ceux qui ne riront pas ici, Ecovoiu, y aura-t-il une place pour moi dans ton Royaume? Michel Wattremez (c) Michel Wattremez, 1997
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