Phèdre, acte I, scène 3

Canevas d'explication liénaire complètement rédigée par M. Wattremez

à l'attention des élèves de Première générale 9, pouvant être adapté et simplifié librement par chaque élève. Afin de vous aider à vous approprier ce texte, j'ai rédigé une explication linéaire plus longue que ce qu'on vous demande en 8mn; vous pouvez ainsi retenir ce qui correspond vraiment à votre compréhension du texte et à votre sensibilité.

(On trouve sur la Toile un grand nombre de commentaires de ce texte. Celui-ci est original.)

Bonjour, Madame (Monsieur).

Vous m'avez demandé de faire l'explication linéaire d'un extrait de la scène 3 de l'acte I de Phèdre. Il s'agit d'une tragédie de Jean Racine créée à Paris le 1er janvier 1677. Racine appartient au classicisme avec Molière et Lafontaine. La pièce en alexandrins (vers de 12 sylabes) reprend un sujet de l'antiquité grecque inspiré d”Euripide et de Sénèque. En résumé Phèdre est la fille de Minos, roi de Crète, et soeur d'Ariane. Elle a épousé Thésée, roi d'Athènes, qui a eu un fils avec une amazone, Antiope. Cet enfant s'appelle Hippolyte. Complication (et pour créer cette tension sans laquelle il n'y a pas de théatre possible), Phèdre aime son beau-fils. Nouvelle complication: Hippolyte semble aimer Aricie, une princesse étrangère qu'en principe il n'a pas le droit d'aimer. La scène 3 de l'acte I fait partie de l'exposition. Phèdre souffre sans que ses proches à Trézène sachent pourquoi. Elle vient de révéler à sa confidente OEnone le nom de son "mal": Hippolyte. Dans le passage que je vais vous lire, Phèdre raconte dans une longue tirade l'histoire de son coup de foudre et de sa passion tragique.

Lecture d'un passage du texte, si vous permettez, des vers 1 à 20:

PHEDRE

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler :
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.

Racine construit la longue tirade de l'aveu de Phèdre en développant de thème de la maladie associé métaphoriquement à celui de l'amour. Au vers 1, "mon mal" résonne en écho avec "tes vains remèdes" du vers 47. Le tragédien reprend ici un thème médiéval que nous rencontrons par exemple dans un roman courtois comme Tristan et Iseut, où les deux amants boivent ensemble un philtre d'amour, ou encore chez les poètes troubadours du XIIIe siècle, languissant pour une dame qui dédaigne leur amour, et même chez Baudelaire dans Les Fleurs du Mal.

Le vers 1 commence au présent ("vient"), puis Phèdre entreprend un récit au passé pour expliquer son mal. C'est un récit non pas objectif et neutre (malgré l'ordre chronologique apparent), mais marqué par l'émotion.

Aux vers 1 à 4, Racine joue sur l'opposition entre équilibre et désordre: Phèdre évoque son bonheur éphémère durant son mariage ("hymen") avec le "fils d'Egée" (c'est-à-dire Thésée, père d'Hippolyte). Mais cet équilibre ("repos") est rompu au vers 4 par un événement imprévu: l'arrivée d'Hippolite. La force de ces premiers vers de la tirade surgit de l'intrusion de la fatalité, de l'utilisation de la périphrase pour désigner mystérieusement le fils de Thésée ("superbe ennemi" en hyperbole).

Cet aspect fatal de la rencontre est renforcé, des vers 1 à 16, par l'utilisation de la parataxe. Vous avez remarqué à la lecture que Phèdre enchaîne des propositions courtes, séparées par des virgules ou points-virgules, sans mots de laision, sans subordination. L'effet obtenu par ce procédé chez le lecteur est celui d'une espèce de halètement, d'essouflement, qui traduit l'émotion et l'obession de Phèdre par rapport à son récit (énonciation) et par rapport à l'objet de son amour.

Au vers 5, l'asyndète "Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue" va dans le même sens: trouble, émotion trahissent et traduisent le malaise de l'héroïne, son égarement, sa perte de contrôle d'elle-même (vers 6, "mon âme éperdue"), sa cécité et son "aphasie" - comme on dirait aujourd'hui (vers 7), sa fièvre au sens propre ("tout mon corps et transir et brûler", vers 8). Nous avons ici un bel exemple d'hybris (hibris), comme à l'acte III, scène 5, c'est-à-dire une fureur qui emporte le héros tragique, même si elle est ici moins frappante.

En clair, ce que nous raconte Phèdre dans ce récit passionné, c'est le coup de foudre de sa première rencontre avec Hippolyte. Le vers 9 est un exemple parlant: "Je reconnus Vénus et ses feux [sa passion] redoutables".  Le verbe "reconnaître" renvoie à la fatalité: on reconnaît ce qu'on connaissait déjà, ce qui était écrit en quelque sorte. La force et la beauté de l'image viennent aussi de la personnification ambiguë: Vénus évoque la déesse et l'idée d'amour (allégorie), mais sans doute aussi Hippolyte et Phèdre elle-même, par métonymie. Comme les grands amants mythiques, ce qu'aime Phèdre en fait, ce n'est pas vraiment Hippolyte, mais le fait même d'aimer, l'amour lui-même, Vénus.

Au vers 10, l'image du sang et des tourments renvoie à la métaphore filée de l'amour malade ("tourments" en hyperbole), mais aussi au caractère fatal, tragique, inéluctable, de la passion (adjectif "inévitables"). Ici Racine commence (et je n'entrerai malheureusement pas dans les détails par manque de temps) un développement thématique nouveau: celui de l'amour religieux, mystique, idolâtre. L'hybris de Phèdre, marquée par la ponctuation (points d'exclamation) et l'intonation théâtrale, associe en effet le thème de l'amour et celui de la religion. Les deux champs lexicaux dominent et se mêlent, au sens propre et au sens figuré: vers 12, "je lui bâtis un temple", vers 13, "victime" (au sens de sacrifice religieux mais aussi de victime d'un mal accablant), "autels", "encens" (vers 16), mots évoquant le culte. Le verbe "adorer" dans l'hémistiche "J'adorais Hippolyte", vers 18), est à comprendre au sens propre (vénérer un dieu) et au sens figuré (hyperbole d'aimer passionnément). L'amour divinisé et idéalisé de Phèdre pour Hippolyte culmine enfin au vers 20: "J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer".

 A partir du vers 21 ("Ô comble de misère!"), la tirade de Phèdre prend une autre tournure. Elle quitte en quelque sorte son extase religieuse pour devenir plus lucide: elle prend conscience de l'adultère (vers 22), elle se révolte et transforme son amour en haine, en cruauté (vers 24); c'est le fameux jeu de retourmement que le psychanalyste Freud analyse en termes d'Eros et de Thanatos. Elle éloigne Hippolyte de son père Thésée (et d'Aricie sa rivale).

Aux vers 29 à 38, le récit de Phèdre s'accélère avec une concentration d'événements, rythmés par des temps de pause tranquille et d'aléas du destin. Au vers 29, l'hémistiche "Je respirai, OEnone" évoque un moment de paix conjugale avec Thésée, marqué par le rythme brisé. Les exclamations du vers 33, l'adjectif 'fatal" et le nom "destinée" soulignent le retour iéluctable d'Hippolyte et l'aliénation totale de Phèdre au célèbre vers 38: "C'est Vénus tout entière à sa proie attachée". L'alégorie exprime danns ces vers, avec une force pathétique et dans une belle métaphore filée, la blessure d'amour de Phèdre. Le sang, les veines, tous ces éléments du corps présents sur la scène théâtrale et dans le texte, la proie également, renvoient à la souffrance et à la passion mortelle de l'héroïne tragique.

Que faut-il retenir d'essentiel dans ce passage de Phèdre? Cette longue tirade de l'héroïne à sa confidente OEnone est plus qu'un aveu nécessaire à la mise en place progressive du noeud de la pièce. C'est, à travers le récit d'une véritable aliénation, le discours tragique d'une femme amoureuse, passionnée et idolâtre. L'art de Racine consiste à moduler cette parole de femme dans le moule de l'alexandrin, dans un rythme haletant, à travers les métaphores filées de l'amour comme mal dévorant, comme adoration quasi mystique, autour du thème de la rencontre amoureuse comme destin. Dès cette scène le lecteur-spectateur entre vraiment dans la tragédie. Cet aveu est à mettre en perspective avec la scène de l'aveu de Phèdre à Hippolyte lui-même, où l'hybris de l'héroïne atteint son paroxysme et la pousse à une mort inéluctable, par amour.

J'ai terminé.

Je passe maintenant à la question de grammaire.

 

Question de grammaire

Vous m'avez demandé, pour les vers 5 à 10, de repérer le temps des verbes et de les justifier.

Aux vers 5 à 10 Phèdre raconte au passé sa rencontre avec Hippolyte. Elle utilise 9 verbes, conjugués au présent, au passé simple et à l'imparfait.

Le passé simple (vis, rougis, pâlis, s'éleva, sentis, reconnus) permet d'exprimer des actions brèves et achevées, non répétées. C'est un temps du récit. Ici il renvoie à la narration de l'espèce de coup de foudre brutal et instantané de Phèdre pour son beau-fils. [L'effet est très expressif, surtout dans l'accumulation et l'asyndète du vers 5. Notons que le passé simple est un temps littéraire, peu utilisé en français aujourd'hui; on lui préfère le passé composé, de conjugaison plus facile. La 3e personne est encore utilisée, notamment en histoire: “Louis XIV fut un un grand roi...”.]

L'imparfait s'observe deux fois au vers 7: “Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler.” Il renvoie à une action du passé, qui a duré et qui est terminée, presque décrite. On perçoit clairement la différence de durée entre “je le vis” et “ne voyaient plus”.

Enfin “poursuit” est un présent de caractérisation pour définir la déesse Vénus. Au passé simple on aurait eû la forme "poursuivit".

J'ai terminé ma réponse.